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rêve de Paris qu’il déploie devant Flaubert dans les nuits d’Égypte. Flaubert s’indigne, crie à Maxime son dégoût, se tourne par le souvenir vers son vrai camarade d’art, qui aurait tout sacrifié pour l’accompagner en Orient, et qui continue, à Rouen, à donner tout le jour des leçons de latin. Il écrit d’Égypte à Bouilhet : « Ce qui nous manque à tous, ce n’est pas le style, ni cette flexibilité de l’archet et des doigts désignée sous le nom de talent. Nous avons un orchestre nombreux, une palette riche, des ressources variées. En fait de ruses et de ficelles nous en savons beaucoup plus qu’on n’en a jamais su. Non, ce qui nous manque c’est le principe intrinsèque. C’est l’âme de la chose, l’idée même du sujet. Nous prenons des notes, nous faisons des voyages, misère ! misère ! Nous devenons savants, archéologues, historiens, médecins, gnaffes et gens de goût. Qu’est-ce que tout cela y fait ? Mais le cœur, la verve, la sève ; d’où partir et où aller ? Oui, quand je serai de retour, je reprendrai, et pour longtemps j’espère, ma vieille vie tranquille sur ma table ronde, entre la vue de ma cheminée et celle de mon jardin. Je continuerai à vivre comme un ours, me moquant de la patrie, de la critique et de tout le monde. Ces idées révoltent le jeune Du Camp qui en a de tout opposées, c’est-à-dire qu’il a des projets très remuants pour son retour et qu’il veut se lancer dans une activité démoniaque[1]. » La lettre paraît sauter d’une idée à une autre. En réalité, tout se tient. Il y a un intérieur de la création artistique à peser, à penser, à construire ; il y a une œuvre de patience et de durée à accomplir ; il y a une réalité spirituelle à vivre ; il y a, pour l’artiste vrai, son salut à faire dans la retraite, alors que le jeune Du Camp ne rêve que la vie du monde. Flaubert ne publiera pas Saint Antoine, le rejettera pour le moment comme une erreur de jeunesse, mais il sera lui-même un saint Antoine, un solitaire de l’art, et l’histoire de Delamarre mûrit silencieusement. « Je me demande, écrit-il dans la même lettre, d’où vient le dégoût profond que j’ai maintenant à l’idée de me remuer pour faire parler de moi. » D’où qu’il vienne, nous savons où il va ! Il va à l’expression littéraire de ce dégoût. Ce qu’il prenait autrefois pour le goût de se remuer, le rêve du voyage, c’était le dégoût de la vie sédentaire. Le voyage

  1. Correspondance, t. II, p. 202.