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j’ai mis là beaucoup, beaucoup de temps et beaucoup d’amour. Mais ça n’a pas été assez mûri. De ce que j’avais beaucoup travaillé les éléments matériels du livre, la partie historique je veux dire, je me suis imaginé que le scénario était fait, et je m’y suis mis. Tout dépend du plan. Saint Antoine est manqué ; la déduction des idées sévèrement suivie n’a point son parallélisme dans l’enchaînement des faits. Avec beaucoup d’échafaudage dramatique, le dramatique manque. » (1er février 1852.) Louise insistant dans son enthousiasme, Flaubert reconnaît dans sa lettre suivante que les deux amis ont dû juger « légèrement, je ne dis pas injustement ». Voilà le verdict. Quoi qu’il en soit, Saint Antoine va rejoindre dans un placard les autres manuscrits, les autres écoles de Flaubert, et, libre de souci littéraire, le jeune homme part pour l’Égypte avec Du Camp, remontera de là en Palestine, en Syrie, à Smyrne, à Constantinople, en Grèce, et, au bout de quinze mois, tous deux ayant passé par l’Italie, seront de retour.

Du Camp avait promis à Mme Flaubert de veiller attentivement sur un compagnon de voyage qui était, à certains points de vue, un grand enfant, et il tint fidèlement sa promesse. Tout le labeur pratique du voyage lui incomba constamment, et Flaubert, avec ses alternatives d’indifférence et d’enthousiasme, de désespoir et de grosse gaieté, de mauvaise humeur et de scies d’atelier, n’était pas, pour un garçon sérieux, pratique, suffisant, autoritaire et décidé comme Du Camp, un compagnon très facile. C’est de cette longue vie à deux où ils purent se connaître à fond que date certainement leur mésintelligence plus ou moins dissimulée sous des relations de fait qui dureront jusqu’au bout. Du Camp a dit dans ses Souvenirs que s’il avait su à quoi il s’engageait (il dut, sur une lettre de Mme Flaubert, renoncer au voyage de Perse et du Caucase), il serait parti seul. En tout cas, le vin une fois tiré, il le but courageusement, fidèle à l’amitié et à sa parole. Nous lui devons ce voyage où Flaubert s’est vraiment découvert et où il est devenu, par des voies d’ailleurs bien imprévues, l’auteur de Madame Bovary.

C’est en effet dès son retour d’Orient que Flaubert s’attellera à l’histoire de Delamarre. Évidemment, entre le Flaubert des œuvres de jeunesse et le Flaubert de Madame Bovary, la mutation brusque n’est pas inexplicable, ni surtout sans