Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/59

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sement que mon admiration des maîtres grandit à mesure, et loin de me désespérer par cet écrasant parallèle, cela avive au contraire l’indomptable fantaisie que j’ai d’écrire. »

La Tentation, reprise et refaite, ayant été son Faust, l’œuvre perpétuelle et significative de sa vie, nous reviendrons, en étudiant la suite des trois Tentations, sur le travail de 1849. Conçue alors par Flaubert comme une somme de toute sa pensée, de tous ses rêves, de toute sa vie, et aussi, par une projection naturelle et ordinaire, des pensées, des rêves et de la vie de l’humanité, la première Tentation a été écrite dans le dernier flot de facilité qui ait porté Flaubert, dans l’enthousiasme et dans la joie. Quand il eut noirci cette masse de papier, il trouva que son œuvre était bonne, que l’inspiration cette fois l’avait saisi, porté sur la montagne et au triomphe.

En même temps, un autre tournant de sa vie se dessinait devant lui, allait l’emporter vers le plus bel horizon qu’il eût rêvé. Du Camp, qui avait fait en 1844 un voyage en Turquie d’Europe, projetait de repartir pour un nouveau voyage en Égypte et en Asie jusqu’en Perse et au Caucase. Flaubert, comme il était naturel, flambait intérieurement à l’idée de l’accompagner. Mais Maxime, orphelin et riche, ne dépendait que de lui, tandis que Flaubert vivait avec sa mère, sans le consentement de laquelle il ne serait pas parti. Mme Flaubert résista longtemps. C’est son aîné Achille qui finit par emporter la décision en faisant valoir les avantages de santé qu’un long voyage et le plein air apporteraient à ce grand garçon nerveux qui, à Croisset, ne quittait pas sa chambre, et à qui sa course en Bretagne avait déjà fait grand bien. Le départ fut convenu.

Mais Flaubert y mit une restriction. Il ne voulait partir qu’après avoir terminé son Saint Antoine auquel il travaillait alors fiévreusement. Quand l’œuvre démesurée fut achevée, le 12 septembre 1849, il convoqua Du Camp et Bouilhet à Croisset. « La lecture, dit Du Camp, dura trente-deux heures, de huit heures à minuit. » Il était convenu qu’on ne parlerait de l’œuvre que quand la lecture entière serait finie. Flaubert s’attendait à des rugissements d’enthousiasme et à se voir au moins porté en triomphe autour de Croisset par ses deux amis fanatisés. Ce ne fut pas du tout cela. Le verdict fut net (nous l’apprécierons plus tard) : c’était manqué, et cette abondance lyrique tombait dans le vide. Flaubert regimba