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une furieuse marche au voyage. « Emportez-moi, tempêtes du Nouveau Monde qui déracinez les chênes séculaires et tourmentez les lacs où les serpents se jouent dans les flots… Oh ! voyager, voyager, ne jamais s’arrêter !… Où irai-je ? la terre est grande, j’épuiserai tous les chemins, je viderai tous les horizons ; puissé-je périr en doublant le Cap, mourir du choléra à Calcutta ou de la peste à Constantinople ! »

En même temps qu’il était devenu auprès de Flaubert le successeur de Chevalier magistrat en Corse, de Le Poittevin marié à la campagne, Du Camp représentait pour lui le compagnon qui seul, par la confiance qu’il inspirerait à Mme Flaubert, pouvait aider Gustave à réaliser le Voyager ! Voyager ! Elle finit par consentir à un voyage en Bretagne, où elle-même rejoindrait les deux amis, et qui fut fixé au printemps de l’année suivante. Après une longue préparation de lectures historiques et géographiques, qui leur prit une partie de l’hiver, tous deux, en mai et juin 1847, porteurs d’un bâton, d’un sac et d’un cahier de papier blanc qui se noircit vite, font un voyage très gai.

À leur retour, ils se mettent à rédiger ce voyage, non en collaboration, mais en juxtaposition, Du Camp écrivant les chapitres pairs et Flaubert les chapitres impairs. C’est là un moment important dans la vie littéraire de Flaubert, le début de son style travaillé, le passage déjà du spontané au réfléchi. Voici, dans une lettre à Louise Colet, la première de ces phrases qui reviendront maintenant sans cesse : « Aujourd’hui, par exemple, j’ai employé huit heures à corriger cinq pages, et je trouve que j’ai bien travaillé ; juge du reste, c’est pitoyable. Quoi qu’il en soit, j’achèverai ce travail qui est par son objet même un rude exercice ; puis, l’été prochain, je verrai à tenter saint Antoine. Si ça ne marche pas dès le début, je plante le style là, d’ici à de longues années. Je ferai du grec, de l’histoire, de l’archéologie, n’importe quoi, toutes choses plus faciles enfin. Car je trouve souvent bien inutile la peine que je me donne[1]. »

Il est en pleine transformation. « Plus je vais, plus je découvre de difficultés à écrire les choses les plus simples, et plus je vois le vide de celles que j’avais jugées les meilleures. Heureu-

  1. Correspondance, t. II, p. 53.