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qu’Élisa Schlesinger, alors à Mantes, le Mantes des rendez-vous de Flaubert et de Louise Colet, avait voulu faire ce voyage, revoir le vieil ami, probablement en 1866, quand Flaubert avait déjà commencé l’Éducation. En 1871, après la mort de son mari, ayant affaire à Trouville où l’hôtel Bellevue appartient à la succession, elle s’arrête à Croisset, le 8 novembre 1871. En 1872 il lui écrit la dernière lettre que nous ayons de leur rare correspondance : « On m’a donné un chien, je me promène avec lui en regardant l’effet du soleil sur les feuilles qui jaunissent, et comme un vieux je rêve sur le passé, – car je suis un vieux. L’avenir pour moi n’a plus de rêves, mais les jours d’autrefois se représentent comme baignés dans une vapeur d’or ; – sur ce fond lumineux où de chers fantômes me tendent les bras, la figure qui se détache le plus splendidement, c’est la vôtre. – Ô pauvre Trouville[1]. » Quelques années plus tard, Élisa allait entrer dans un asile d’aliénés.

Telle fut son « éducation sentimentale », différente en somme de celle qu’il voyait de trop près dans le roman de 1845, de trop loin dans le roman de 1870. Le seul de ses amours qui ait pu passer entier dans sa littérature est son amour de Trouville. La Rosanette de la seconde Éducation (qui a d’ailleurs existé) est faite surtout de centaines d’observations fragmentaires sur les femmes galantes, dont la société sans lendemain ne lui déplaisait pas. Quant à son amour principal et complet, celui qu’il eut pour Louise Colet, s’il n’en a pas fait d’exploitation romanesque, la lecture de la correspondance nous montre que Louise a posé pour certains traits de Mme  Bovary, à peu près dans la mesure où Flaubert lui-même a pu poser pour Frédéric Moreau. Notons d’ailleurs que sa liaison avec Louise Colet ne dura quelques années que parce qu’elle consistait presque toute en correspondance et qu’elle se résolvait d’elle-même en littérature, qu’elle allait à la littérature comme la rivière à la mer. En présence réelle, Flaubert ne l’eût pas supportée deux mois.

« Les femmes, dit Zola, ne l’estimaient guère ! C’était tout de suite fini. Il le disait lui-même, il avait porté comme un fardeau les quelques liaisons de son existence. Nous nous entendions en ces matières, il m’avouait souvent que ses amis lui

  1. Correspondance, t. VI, p. 427.