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Il y eut dans leur liaison deux périodes, séparées par le voyage de Flaubert en Orient. En 1849, ils étaient à peu près brouillés. Il faut le regretter, pour eux d’abord, car ils en souffrirent, pour nous ensuite, car c’est le moment où Flaubert écrit la première Tentation, et ses lettres à Louise Colet nous eussent tenus à peu près au courant de son travail, comme elles feront au temps où il écrira Madame Bovary. Quand Flaubert passa à Paris, allant en Orient, il n’alla même pas la voir, et de tout son voyage ne lui écrivit pas. À son retour, pourtant, ils se réconcilièrent. Flaubert retrouvait Louise fort malheureuse. Elle avait perdu son mari qui avait fini par se séparer d’elle, et elle avait bien des mécomptes avec ses amants. Et les ennuis d’argent ! Une lettre de Flaubert, en 1852, nous la montre essayant de vendre en Angleterre, pour vivre, les autographes que lui ont laissés tant de personnes illustres. Ils reprirent leur correspondance et leurs rencontres, malgré l’autre liaison avec Alfred de Musset. C’est à ce moment que Flaubert écrit à sa maîtresse ces précieuses lettres sur la composition de Madame Bovary qui nous font suivre pas à pas son travail. Mais la Muse devient lassante. Elle demande à Flaubert de lui laisser lire les notes de voyage qu’il a rapportées d’Orient. Après beaucoup de difficultés, il y consent. Alors scènes violentes. D’abord il a parlé de ses aventures amoureuses (il s’agit simplement de prostituées arabes ou levantines). Jalousie. Et surtout, il ne parle pas d’Elle, il ne paraît pas l’avoir évoquée sur le Nil et le Bosphore. Récriminations et pleurs. Le pauvre homme se disculpe comme il peut. « Tu aurais voulu que ton nom revînt plus souvent sous ma plume ; mais remarque que je n’ai pas écrit une seule réflexion[1]. » Quant aux scènes de jalousie, il a le bon goût de ne pas lui en faire, de ne pas lui reprocher de l’avoir remplacé par Musset (ce qui allait permettre à Louise d’écrire Lui dix ans plus tard, la même année qu’Elle et Lui et Lui et Elle). Surtout elle aurait voulu être présentée à la mère de Flaubert, s’introduire définitivement dans sa vie et celle de sa famille. Il refuse toujours. Dans ses voyages à Paris, elle lui faisait des scènes scandaleuses. On l’aurait vue, un jour, s’il faut en croire Du Camp, forcer comme une furie la porte d’un cabinet particulier où elle savait que dînait Flaubert, avoir la mortification

  1. Correspondance, t. III, p. 134.