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doute avait-il parlé avec tiédeur de Lamartine, idole des Muses de département, ou avait-il lancé de ces boutades physiologiques dont ses lettres sont pleines. Elle voudrait (nous sommes au beau temps de George Sand) que son amant fût spiritualiste, crût que leur amour se développait sous l’œil bienveillant de Dieu.

Flaubert a le double tort (et non contradictoire) d’être un original et de n’être pas distingué. Son monde, lui écrit-elle en 1847, est celui « des étudiants, des viveurs, des jureurs et des fumeurs ». Flaubert reconnaît qu’il fume, qu’il peut lui arriver de jurer, mais viveur ! lui un ascète, et étudiant ! « Oh ! ma bonne vie d’étudiant ! Je ne souhaiterais pas à mon ennemi, si j’en avais un, une seule de ces semaines-là ! » Il pense à sa vie d’étudiant en droit. Mais Louise n’avait pas tort de discerner en lui le genre du vieil étudiant, en général peu sympathique aux femmes. Et puis, n’étant pas distingué, il ne la distingue pas non plus suffisamment. Retombé au vous il lui écrit : « Vous prétendez que je vous traite comme une femme du dernier rang. Je ne sais pas ce que c’est qu’une femme de dernier rang, ni du premier rang ni du second rang. Elles sont entre elles relativement inférieures ou supérieures par leur bonté et l’attention qu’elles exercent sur nous, voilà. Moi que vous accusez d’être aristocrate, j’ai à ce sujet des idées fort démocratiques[1]. »

Louise exige, déborde, s’attache, ne peut se résigner à la distance et à l’absence, parle à Gustave de partir avec lui pour aller habiter Rhodes ou Smyrne[2]. Elle veut au moins des lettres qui disent tout, qui la fassent vraiment maîtresse. « Tu me dis que je ne t’ai pas initiée à ma vie intime, à mes pensées les plus secrètes[3]. » Il lui donne alors une image moitié vraie, moitié factice de lui-même, pour essayer de la satisfaire. Peine perdue. Elle dirait volontiers, comme Harpagon : Les autres ! « C’est une chose étrange, bougonne alors Flaubert, et curieuse à la fois, pour un homme de bon sens l’art que les femmes déploient pour vous forcer à les tromper, elles nous rendent hypocrites malgré nous, et puis elles nous accusent d’avoir menti, de les avoir trahies[4]. »

  1. Correspondance, t. I, p. 433.
  2. Correspondance, t. I, p. 366.
  3. Correspondance, t. I, p. 319.
  4. Correspondance, t. I, p. 345.