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tion avait continué à travailler sur cette image d’un garçon timide et nigaud. Il l’avait retrouvée à Paris, allait lui faire la lecture chez sa mère, qui les laissait volontiers seuls, et il lui avait écrit en 1846, quand avait commencé sa liaison avec Louise, une lettre d’adieu assez tendre mais sans amour.

Il faut donc tenir compte, dans les goûts amoureux de Flaubert, de cette préférence pour les femmes opulentes, maternelles, avec une épaisseur de passé. Louise a le même âge qu’Élisa Schlesinger, onze ans de plus que Flaubert. Dans une lettre d’Orient à Bouilhet il compte parmi les biens de ce monde « les épaules des femmes de trente ans ». C’est bien par là qu’il est attiré vers Louise. Mais il y a autre chose encore. Il n’aime pas seulement la femme, mais bien aussi la femme de lettres ; non seulement les joues roses de cette blonde, mais l’encre qu’elle a aux doigts. Et ici c’est lui qui se voit le maître, c’est lui qui se voudrait l’élément protecteur et dominateur du couple. Il aime en elle la littérature, l’hommage de la femme aux lettres, mais non la littérature féminine, l’asservissement des lettres à la femme. Il lui demande de renoncer, quand elle écrit, à son sexe, à la « tendromanie féminine. Il ne faut pas, quand on est arrivé à ton degré, que le linge sente le lait. Coupe-moi donc cette verrue montagnarde, et rentre, resserre, comprime les veines de ton cœur qu’on y voie des muscles et non une glande. Toutes tes œuvres, jusqu’à présent, à la manière de Mélusine (femme par en haut, et serpent par en bas), n’étaient belles que jusqu’à une certaine place, et tout le reste traînant en replis mous. Comme c’est bon, hein ! pauvre Muse, de se dire ainsi tout ce qu’on pense ! oui, comme c’est bon ! car tu es la seule femme à qui un homme puisse écrire de telles choses[1]. »

Un malentendu était fatal. La Muse eût préféré qu’on lui écrivit les choses qu’on écrit d’ordinaire aux femmes, et elle se refusait à exclure son sexe de sa littérature. Elle se plaisait au contraire à l’étaler. « Tu me traites de voltairien et de matérialiste, lui écrit Flaubert. Dieu sait pourtant si je le suis ! Tu me parles aussi de mes goûts exclusifs en littérature qui auraient dû te faire deviner ce que je suis en amour. Je cherche vainement ce que cela veut dire. Je n’y entends rien[2]. » Sans

  1. Correspondance, t. III, p. 166.
  2. Correspondance, t. I, p. 238.