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a deviné le génie de Flaubert, qu’elle a admiré sa belle passion pour la littérature, que son intuition féminine a reconnu comme une juste baguette de coudrier les sources alors obscures qui allaient plus tard passer sur les aqueducs, créer des Thermes et des Versailles. Elle donnait à cette époque plus qu’elle ne recevait.

Avec ses onze ans de plus que Flaubert et sa célébrité littéraire, elle pouvait en bonne conscience s’imposer, exiger. Comme bien d’autres hommes qui sont des faibles, comme Baudelaire, Flaubert cherchait dans l’amour, lorsqu’il l’éprouvait en son espèce supérieure et sa plénitude idéale, une protection et un bercement maternels :

Soyez mère,
Même pour un ingrat, même pour un méchant.
Amante ou sœur, soyez la douceur éphémère
D’un glorieux automne ou d’un soleil couchant.

On ne saura jamais à quel point toute sa vie sentimentale a cristallisé autour d’une image maternelle, quelles résonances infinies dans ces lignes si tristes et si douces qu’il écrivait en 1872, la cinquantaine passée, à celle qu’il avait idéalisée sous le nom de Mme Arnoux : « Ma vieille amie, ma vieille tendresse. Je ne peux pas voir votre écriture sans être remué. Aussi, ce matin, j’ai déchiré avidement l’enveloppe de votre lettre. Je croyais qu’elle m’annonçait votre visite. Hélas ! Non. Ce sera pour quand ? Pour l’année prochaine ? — J’aimerais tant à vous recevoir chez moi, à vous faire coucher dans la chambre de ma mère[1]. » Il était naturel qu’un docteur allemand, du nom de Reik, étudiât Flaubert du point de vue du complexe d’Œdipe.

Il était de ceux qui, en amour, ont besoin d’être protégés et défendus, non de ceux qui veulent protéger et défendre. Il n’a jamais fait attention à une jeune fille. Il parle à Louise d’une très belle jeune fille qui l’aimait : « Moi qui ne l’aimais pas, j’aurais donné ma vie pour racheter ce regard d’amour triste auquel le mien n’avait pas répondu[2]. » Il s’agit sans doute de Gertrude Collier, cette jeune Anglaise qui avait été son amie d’enfance, l’avait aimé petite fille et dont l’imagina-

  1. Correspondance, t. VI, p. 427.
  2. Correspondance, t. I, p. 332.