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qu’il en vînt à chercher la littérature dans la femme, à aimer la femme de lettres. D’autre part, presque toute femme de lettres possède ou rêve l’amour d’un homme de lettres.

Il est douteux que Flaubert ait été passionné pour le génie littéraire de Louise Colet. Mais il pense du bien de son œuvre, y trouve souvent prétexte à admirer. Et Bouilhet, qui est sa conscience et son autorité poétiques, le confirme dans ses sentiments. « Bouilhet est pénétré de ta Servante. Il en trouve le plan très émouvant, la conduite bonne, et le vers continuellement ferme… Il m’a dit de très belles choses de cette œuvre[1]. » C’est probablement que Bouilhet, lui aussi, est quelque peu amoureux. « Ah ! aime-le, ce pauvre Bouilhet, car il t’aime d’une façon touchante, et qui m’a touché, navré. » Mais Flaubert n’a jamais su porter un jugement sain sur la littérature de ses contemporains, et d’autre part les poésies de Louise Colet, couronnées quatre fois par l’Académie, étaient vers 1850 de l’honnête article courant, un ordinaire dont on pouvait sans ridicule parler courtoisement. Ce n’est pas plus mauvais que les Chants modernes de Du Camp.

Seulement la femme de lettres était une femme. De là l’inévitable malentendu. Un écrivain a une tendance à croire que la littérature, la pensée, l’intelligence auront arrondi certains angles, émoussé certaines épines de la nature féminine, et une femme de lettres en croit autant d’un écrivain. Ils ne tardent pas à s’apercevoir du contraire, l’un qu’une femme de lettres, c’est une femme et demie, et l’autre qu’un homme de lettres, c’est deux hommes. On trébuche facilement dans ce jeu de glaces, on casse bientôt les verres, et les éclats de voix et de vitres brisées retentissent (c’est le privilège de la littérature) jusque dans la lointaine postérité. Tous les ménages littéraires, du moins français, ont été orageux, qu’il s’agisse des amants de Venise, de Coppet, ou de Cirey.

Louise était devenue la maîtresse de Flaubert, à Mantes, le 4 avril 1846. Il lui écrivit le soir même sa première lettre, dès son retour à Croisset. Et le lendemain il reçut la réponse, qui est déjà une lettre de reproches « d’une douleur résignée ». Elle lui offre de l’oublier si cela lui plaît, lui dit « des choses très dures ». Comme la Muse est de gauche (elle se compro-

  1. Correspondance, t. III. p. 371.