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réalité que des prétextes, à la rêver plus belle ou à la refaire plus vraie, ne pouvait guère, semble-t-il, voir dans la vie des sens qu’une sorte de harem ayant des pensées pour eunuques. Il disait au dîner Magny qu’il n’avait jamais possédé vraiment une femme, que toutes les femmes avaient toujours tenu pour lui la place d’une femme rêvée. Nous savons que cette femme rêvée et impossédée a existé, et la seconde Éducation sentimentale nous est un document magnifiquement clair. Mais il y en a une autre. Louise la blonde, en chair et en os, occupe la place symétrique à la brune Elisa qu’il a rêvée tant de fois. Et s’il n’a pas aimé Louise avec passion, on se demande ce que c’est que la passion. Dans le même volume du Journal, les Goncourt écrivent : « Point d’amertume, point de ressentiment du reste chez lui contre cette femme, qui semble l’avoir encore avec son amour de folle furieuse. » Il dit lui-même « qu’il l’a aimée avec fureur jusqu’à vouloir la tuer », ce qui est, comme on sait, la plus grande preuve d’amour.

Pas de jalousie d’ailleurs. Les autres liaisons de Louise Colet ne le gênaient pas. Au cours d’une lettre de vif amour, il lui reproche de repousser Cousin. Qu’elle ne lui fasse donc pas le sacrifice d’un académicien ! « Ne néglige pas tes amis ; sois avec eux comme tu étais auparavant. Je ne veux rien t’ôter, entends-tu ? mais au contraire t’ajouter quelque chose. » Ce n’est pas Gustave le mauvais sujet, c’est Gustave le Magnifique.

Des visites intermittentes à Paris et à Mantes lui suffisent. Il semble que son amour ait besoin de la distance, d’une idéalisation par l’espace qui ne diffère pas en nature d’une idéalisation par la mémoire. Distance comblée, embellie par les lettres, et qui devient un heureux prétexte à écrire. Certainement Flaubert a aimé en Louise Colet la femme de lettres. Sa nature était telle, qu’il ne pouvait séparer l’amour de la littérature, et l’amour était bien pour lui la production dans la beauté, mais la production littéraire. La femme rêvée en des rencontres de hasard, la Laure qu’a été pour lui Mme Schlesinger, rentre admirablement dans cette loi de l’amour, de l’amour moyen de production artistique. Mais cela ne lui suffisait pas. Il n’y a pas d’amour vrai là où l’être aimé ne répond pas par son propre amour. Et c’est le cas aussi pour l’amour littéraire de Flaubert. Après avoir cherché dans l’amour la littérature à propos de la femme, il était naturel