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métal rougi pour que son foie fût bon à manger. Et son éducation sentimentale se fond dans une éducation intellectuelle qui est celle de Flaubert. Il est purgé de son romantisme en voyant la sottise bourgeoise pulluler sur le romantisme comme les vers sur une croûte de fromage, en rencontrant un marchand de suif qui fréquente les ruines comme lui et y déclame des vers de Mme  Desbordes-Valmore.

L’un et l’autre ont maintenant vingt-six ans. Henry est l’homme du monde parfait. « Il croit en lui plus qu’aux autres, mais au hasard plus qu’à lui-même ; les femmes l’aiment, car il les courtise ; les hommes lui sont dévoués, car il les sert ; on le craint parce qu’il se venge ; on lui fait place parce qu’il bouscule ; on va au-devant de lui parce qu’il attire. » Jules, lui, « vit dans la sobriété et dans la chasteté, rêvant l’amour, la volupté et l’orgie. La puissance a des forces inconnues aux puissants, le vin un goût ignoré de ceux qui en boivent, la femme des voluptés inaperçues de ceux qui en usent, l’amour un lyrisme étranger à ceux qui en sont pleins. » C’est le quatrième acte d’Axel. Flaubert fait là un beau tableau lyrique de la vie poétique, un peu verbeux, mais profond, avec des premiers plans arides comme un désert, des lointains pleins de trésors et de beauté voilée.

Ensemble ils partent pour un voyage en Italie, qui ressemble assez à celui que Flaubert et Du Camp feront plus tard en Orient. « Pendant quatre mois qu’ils furent l’un avec l’autre, il n’y eut pas un rayon de soleil qui les chauffât de la même chaleur, pas une pierre qu’ils regardèrent d’un regard pareil. Henry se levait de grand matin, courait par les rues, dessinait les monuments, compilait les bibliothèques, inspectait tous les musées, visitait tous les établissements, parlait à tout le monde. » Jules se levait à midi et flânait. Henry rapporte un journal complet, et Jules presque rien.

Naturellement Henry réussit un magnifique mariage, pendant que Jules part pour l’Orient « emportant avec lui deux paires de souliers, qu’il veut user sur le Liban, et un Homère qu’il lira au bord de l’Hellespont ». Flaubert connaît Jules comme il se connaît lui-même, il sait que ses gros souliers ne perdront aucun clou sur le Liban, et qu’Homère n’est Homère que parce qu’il se révèle aux bords de la Canche tout aussi bien qu’à ceux de l’Hellespont, et même mieux. Mais enfin