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autre partie, ne sachant pas encore qu’elles se ressemblent toutes ; ils s’imaginent que ce qui étouffe leur amour c’est l’entourage de gens ridicules, alors que cet amour décroît simplement par son usure naturelle.

Henry perdra ces illusions, lui qui au début était aussi naïf que Jules. Son éducation sentimentale est réelle, mais elle n’est pas seulement son œuvre à lui ; sa maîtresse, une vraie femme, sensuelle et intelligente, y collabore. « Henry se sentait fier et fort comme le premier homme qui a enlevé une femme, qui l’a saisie dans ses bras et qui l’a entraînée dans sa tanière. Alors l’amour se double de l’orgueil, le sentiment de sa propre puissance s’ajoute à la joie de la possession, on est vraiment le maître, le conquérant, l’amant ; il la contemplait d’une manière calme, sereine, il n’avait rien dans l’âme que d’indulgent et de rayonnant, il se plaisait à penser qu’elle était faible et sans défense au monde, qu’elle avait tout abandonné pour lui, espérant tout trouver en lui, et il se promettait de n’y pas manquer, de la protéger dans la vie, de l’aimer encore davantage, de la défendre toujours. » Séduit par Mme Renaud comme Léon par Mme Bovary, investi et enveloppé par les provocations d’une femme, il avait d’abord la même figure de pâte molle que Léon. La nécessité de gagner sa vie et celle de sa maîtresse, la brutale école de la vie d’Amérique, la lutte dans un pays neuf, tout cela le bronze et le tanne, en fait un homme. Quand leur amour est à peu près épuisé, ils reviennent en France, se quittent moitié de gré, moitié de force ; mais l’éducation sentimentale d’Henry est achevée, il est devenu un garçon décidé et fort, hardi et heureux. « Il a retiré de tout cela une expérience multiple, sur les femmes pour en avoir aimé, sur les hommes pour en avoir vu, sur lui-même pour avoir souffert ; il a gardé juste assez d’élan pour arriver au fait, assez d’amour même pour sentir le plaisir ; cette gymnastique a été assez rude pour le fortifier, pas assez pour l’énerver. »

Pendant ce temps, Jules, qui fait solitairement de la littérature en province et y noircit fiévreusement du papier, a été refoulé en lui-même par le double échec d’un amour trompé et d’une vocation contrariée, deux sentiments qui se sont fondus, se sont « pénétrés de tendresse et l’un l’autre décorés de poésie ». De tout cela il a tiré de l’art, est devenu cet artiste comparé ici par Flaubert à l’oie qu’on a fait sauter sur des plaques de