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intérieure, s’il écrit un roman, écrira naturellement celui-là, ou songera à l’écrire et n’en sera détourné que par la lecture de ceux qui auront exploité avant lui cette aventure éternelle.

La partie autobiographique de l’Éducation est d’ailleurs très librement traitée. L’ami de toute la jeunesse de Flaubert, Le Poittevin, était un rêveur comme lui, non un homme d’action comme Henry. Cependant, cette même année 1843, Flaubert est devenu l’ami de Du Camp, dont peut-être certains traits ont passé dans son Henry. Surtout le drame futur de leur amitié ressemblera bien à un divorce entre deux sensibilités aussi différentes que celles d’Henry et de Jules.

Henry plaît aux femmes, sait les conquérir et conquérir la vie. Jules est le solitaire dégoûté, qui a épuisé la vie par l’imagination, s’est dissipé en débauches de pensées, en rêves d’ambition et d’amour, en passions d’histoire, tout le bois sec dont Flaubert fera un feu de joie avec la Tentation et Bouvard. Le premier aime une femme mariée qu’il enlève et emmène en Amérique, le second une actrice habillée avec toute la gaze et le clinquant de ses rêves, et qui se moque de lui.

« Éducation sentimentale » est pris ici au même sens que dans le roman de 1869. C’est l’expérience de la vie amoureuse, dans les années de formation, expérience qui se dépose et s’arrête en un état définitif de sensibilité, à l’époque où la vie est faite, où l’automatisme est construit, où l’homme n’a plus qu’à se répéter. Il y en a dont l’éducation sentimentale n’est jamais achevée ; de ceux-là peut-être dirait-on aussi bien qu’elle était achevée dès le début, puisque l’expérience les laisse à la fin au même point qu’elle les avait trouvés au commencement, mais peut-être aussi est-ce là pour eux une façon de bonheur, une permanence de jeunesse dont le génie de l’artiste s’accommode fort bien.

L’éducation sentimentale d’Henry, la seule des deux qui aboutisse, se fait dans l’expérience de la terre, l’aventure, le voyage. Pourquoi lui et sa maîtresse partent-ils pour l’Amérique ? C’est qu’ils vivent dans un présent qui ne leur donne pas tout l’amour qu’éloignés l’un de l’autre ils rêvaient. Mais leur inexpérience ne saurait encore en accuser la nature des choses et celle de l’homme. Dès lors ils reportent leur rêve d’amour sur un avenir lointain, et sur un pays lointain qui est la projection de cet avenir dans l’espace ; ils placent le bonheur dans une