Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/33

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aucun des grelots d’ici-bas, je continue mon œuvre lente comme le bon ouvrier qui, les bras retroussés et les cheveux en sueur, tape sur son enclume sans s’inquiéter s’il pleut ou s’il vente, s’il grêle ou s’il tonne. Je n’étais pas comme cela autrefois. Ce changement s’est fait naturellement. Ma volonté aussi y a été pour quelque chose. Elle me mènera plus loin, j’espère. Tout ce que je crains, c’est qu’elle ne faiblisse, car il y a des jours où je suis d’une mollesse qui me fait peur ; enfin, je crois avoir compris une chose, une grande chose, c’est que le bonheur pour les gens de notre race est dans l’idée et pas ailleurs… Il y a maintenant un si grand intervalle entre moi et le reste du monde que je m’étonne parfois d’entendre dire les choses les plus naturelles et les plus simples. Le mot le plus banal me tient parfois en singulière admiration. Il y a des gestes, des sons de voix, dont je ne reviens pas, et des niaiseries qui me donnent presque le vertige. As-tu quelquefois écouté attentivement des gens qui parlaient une langue étrangère que tu n’entendais pas ? J’en suis là… Le bourgeois par exemple est pour moi quelque chose d’infini. » Il est bien sur le chemin où il trouva Emma Bovary et Homais, où il avait déjà trouvé la première Éducation sentimentale.

Flaubert commence l’Éducation sentimentale en février 1843 pour en faire le roman de ses années de Paris. Il la reprend à Croisset en septembre et octobre, après sa maladie, et l’achève le 5 janvier 1845. C’est le premier roman de Flaubert qui comporte des personnages vrais, d’ailleurs traités assez superficiellement et pris dans le courant continu des réflexions d’auteur, le premier qui nous présente, non plus dans des vapeurs d’imagination, mais sur un plan d’analyse et de raison, son idée de la vie.

Comme la seconde Éducation, la première est l’histoire d’un couple, de deux amis. L’un représente Flaubert tel qu’il s’apparaissait à lui-même, ou qu’il se voulait, ou qu’il s’imaginait : un jeune homme qui vit de rêves et ces rêves qui échouent dans la médiocrité. L’autre, son ami, incarne celui qu’il ne peut être, celui qui sait, avec décision et sens pratique, s’insérer dans la réalité, et qui réussit. Tous deux liés naturellement par l’amitié comme un vrai ménage, parce qu’ils sont assez différents pour s’opposer et se compléter, assez proches pour se comprendre. Tout adolescent rêveur et condamné à la vie