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pubertés à la Rousseau où se forment intérieurement les chambres prêtes pour la visitation de l’art. Le bonheur, pour l’enfant de Novembre, était de posséder pleinement un lambeau du temps, soit le jour en étude, soit la nuit au dortoir, et de l’employer à imaginer, « cachant avec délices dans mon sein cet oiseau qui battait des ailes et dont je sentais la chaleur ». Sa nature intérieure se révèle à lui comme un bouillonnement infini, qui ne peut s’échapper en une action qu’il méprise, ou dont il est incapable. C’est la seconde vague de la mélancolie romantique après René et Rolla, celle qui s’est exprimée dans le Gautier d’avant le cant et le boulet de la copie, dans Fortunio et dans Mademoiselle de Maupin : une seule chose est vraie et bonne, la grande possession de la vie dans le temps et dans l’espace, et, pour celui qui ne peut la saisir, d’abord le souhait que tout s’effondre, puis l’essai de la recomposer par l’art.

Flaubert continue cependant à s’abrutir sur le droit sans y trouver autre chose que des accès de colère contre la bêtise humaine qui a enfanté ces recueils de lois. « Un homme en jugeant un autre est un spectacle qui me ferait crever de rire s’il ne me faisait pitié, et si je n’étais forcé d’étudier maintenant la série d’absurdités en vertu de quoi il juge. » Et il est vrai qu’il pourra mettre plus tard au frontispice de sa conception du roman : « Tu ne jugeras point ! ». Mais en 1843 il subit une première attaque de cette maladie nerveuse qui le tiendra jusqu’à la fin de sa vie, et qui serait peut-être restée cachée dans le secret de sa famille et de ses amis, si l’un de ces derniers, Maxime Du Camp, ne l’avait brutalement révélée : épilepsie, croit-on généralement ; mais le docteur Dumesnil, qui a fait une étude médicale attentive de l’état physique de Flaubert, penche pour une autre hypothèse. Quoi qu’il en soit, cette maladie eut dans la vie de Flaubert une importance décisive. Son père résolut de lui faire abandonner ses études (il venait d’ailleurs d’être refusé à son examen de droit avec trois boules noires) et de le garder auprès de lui pour le soigner.

Sa propriété de Déville, fort agréable à habiter l’été, ayant été coupée par le chemin de fer, en 1844 le docteur Flaubert achète la belle propriété d’agrément de Croisset, où désormais la famille passera l’été, et que Flaubert plus tard habitera toute l’année. Cette même année, le camarade rouennais avec qui il avait fait ses études de droit, Émile Hamard, se fiance