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et qui le continuerait le mieux par ses recherches de style, ses hallucinations de vie catholique, ses constructions imaginatives, son réalisme goguenard et triste, son sens de l’imbécillité humaine comme d’un élément foncier, immense, diabolique. Mais c’est un Flaubert inférieur et manqué. Au contraire de Flaubert, il n’a pas su exploiter d’autre personnage que lui-même, n’a mis en scène que ses dégoûts, ses manies, ses maladies, ses réflexions.

On ne saurait limiter l’exemple de Flaubert au roman d’évocation historique et au roman réaliste ou naturaliste. Madame Bovary a créé tout un courant de roman d’analyse, l’Éducation un courant de roman autobiographique. On voit encore des formes récentes du roman suivre les directions de Flaubert. Lisez cette page de Madame Bovary et voyez à quel point elle contient (avec son style tout opposé) les tours, détours et retours du temps perdu, à la manière de Marcel Proust : « Il se tenait les bras croisés sur ses genoux, et, ainsi, levant la figure vers Emma, il la regardait de près, fixement. Elle distinguait dans ses yeux de petits rayons d’or s’irradiant tout autour de ses pupilles noires, et même elle sentait le parfum de la pommade qui lustrait sa chevelure. Alors une mollesse la saisit, elle se rappela ce vicomte qui l’avait fait danser à la Vaubyessard, et dont la barbe exhalait, comme ces cheveux-là, cette odeur de vanille et de citron ; et, machinalement, elle ferma les paupières pour la mieux respirer. Mais, dans ce geste qu’elle fit en se cambrant sur sa chaise, elle aperçut au loin, tout au fond de l’horizon, la vieille diligence de l’Hirondelle, qui descendait lentement la côte des Leux, en traînant après soi un long panache de poussière. C’était dans cette voiture jaune que Léon, si souvent, était revenu vers elle, et par cette route là-bas qu’il était parti pour toujours ! Elle crut le voir en face, à sa fenêtre, puis tout se confondit, des nuages passèrent ; il lui sembla qu’elle tournait encore dans la valse, sous le feu des lustres, au bras du vicomte, et que Léon n’était pas loin, qu’il allait venir…, et cependant elle sentait toujours la tête de Rodolphe à côté d’elle. La douceur de cette sensation pénétrait ainsi ses désirs d’autrefois, et comme des grains de sable sous un coup de vent, ils tourbillonnaient dans la bouffée subtile du parfum qui se répandait sur son âme. Elle ouvrit les narines à plusieurs reprises, fortement, pour aspirer la fraîcheur