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ment incorporé à lui, car ce siècle ne s’est pas complu en lui-même et montre comme l’une de ses principales figures le désir de fuite qui le jette hors de lui. Flaubert n’a jamais compris ceux qui continuaient la tradition d’avant Chateaubriand. « J’ai fait prendre au cabinet de lecture la Chartreuse de Parme et je la lirai avec soin ; je connais Rouge et Noir que je trouve mal écrit et incompréhensible comme caractères et intentions. Je sais bien que les gens de goût ne sont pas de mon avis, mais c’est encore une drôle de caste que les gens de goût, ils ont de petits saints à eux que personne ne connaît. C’est ce bon Sainte-Beuve qui a mis ça à la mode. On se pâme devant des esprits de société, devant des talents qui ont pour toute recommandation d’être obscurs[1]. » Par les romantiques dont il procède comme par les réalistes et les naturalistes qu’il engendre, il est bien tourné tout entier contre les « esprits de société » à la française et à la Stendhal.

Si Salammbô et la Tentation n’ont pas porté bonheur à leurs nombreux imitateurs, Madame Bovary, et surtout l’Éducation et Bouvard, ont modelé après 1870 tout un paysage du roman français. Flaubert, lui, n’avait pas été un grand lecteur de romans, n’avait goûté profondément aucun romancier de son temps, pas même Balzac, dont il parle peu. Ses lectures, ses sources étaient les classiques, Montaigne et Rabelais, un peu les Grecs, beaucoup Shakespeare, ce qui pouvait nourrir son esprit plutôt que ce qui pouvait servir à son art (La Bruyère à ce dernier point de vue). Excellente condition pour se tenir en communication avec des fontaines bienfaisantes. L’influence qu’il exerce ne ressemble pas aux influences qu’il subit. Elle coule dans un canal plus étroit, elle est captée pour une utilisation industrielle, je veux dire pour une exploitation d’art, roman et style.

Flaubert écrivait à ses débuts : « Nous sommes, nous autres, venus trop tôt ; dans vingt-cinq ans, le point d’intersection sera superbe aux mains d’un maître : alors la prose surtout (forme plus jeune) pourra jouer une symphonie humanitaire formidable ; des livres comme le Satyricon et l’Âne d’or peuvent revenir, et ayant en débordements psychiques tout ce que ceux-là ont eu en débordements sensuels[2]. » Ne dirait-on pas

  1. Correspondance, t, II, p. 52.
  2. Correspondance, t. III, p. 17.