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faculté de se faire sentir esthétiquement ce qu’on ne sent pas dans son moi superficiel, qu’est-ce, sinon la richesse du moi profond et la force de puiser dans cette richesse ? Ce que Flaubert entend par impersonnalité, c’est au fond sa vraie personnalité. « Avec une nature très franche, dit de Flaubert Jules de Goncourt, il n’y a jamais une parfaite sincérité dans ce qu’il dit sentir, souffrir, aimer[1]. » C’est très juste. Il faut toujours être en garde contre les affirmations de Flaubert, surtout lorsqu’elles le concernent, et sa Correspondance donne sans cesse l’impression d’un homme qui ne s’exprime qu’en se cherchant au-dessus ou au-dessous de lui-même. Il croit être sincère quand il exprime violemment ses sentiments et ses idées dans un premier jet. Et c’est ce qu’on appelle sincérité dans le vulgaire. Mais, à partir d’un certain degré de vie intelligente et artistique, ce n’en est plus. Il faut chercher la sincérité plus loin, à des sources intérieures et fraîches, dans une région de natures simples où on n’utilise pas la vérité, c’est-à-dire où on ne conclut pas. La Correspondance est d’un homme qui conclut sur tout et à tour de bras, ce qui ne l’empêche pas d’écrire : « La bêtise consiste à vouloir conclure. » Et il a raison : l’intelligence du moi superficiel est bêtise par rapport au moi profond de l’artiste. « Prenons garde, dit-il, de dépenser en petite monnaie nos pièces d’or. » Prenons garde aussi de confondre, dans son œuvre et dans son être, le billon, l’argent et l’or.


Si on applique à Flaubert le critère qui sert, selon Brunetière, à reconnaître les écrivains hors pair, et si on se demande ce qui manquerait à notre littérature au cas où il n’eût pas existé, on le voit très grand. Sa place dans notre suite littéraire apparaît sous une lumière saisissante, et son influence est la plus forte qui se soit probablement exercée sur le roman français.

Ses soixante ans environ d’existence, de 1820 à 1880, occupent exactement le milieu et le plein du XIXe siècle. Il a été de ce siècle par tout son être et tout son art, ne l’a débordé en rien. Il était fait pour en donner le tableau et la synthèse, pour en unir intelligemment toutes les puissances romantiques et réalistes. S’il a détesté son siècle, il n’en a été que plus forte-

  1. Journal, t. II, p. 271.