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moindre dérogation à l’honneur ou à la délicatesse la plus scrupuleuse. Au contraire, ils ont donné sans démonstration et sans bruit de nombreux exemples de désintéressement, de fidélité, de dévouement à leurs amis, de vertu familiale[1]. » Le moralisme, l’art pour le bien, est au contraire, pour beaucoup d’écrivains, une école de platitude, de bassesse et de cupidité.

Mais c’est sous l’Empire que la République est belle. C’est au temps du papier blanc et des manuscrits que la vie littéraire apparaît dans sa pureté et sa neige vierge. Avec les œuvres, avec le bruit, avec la gloire, viennent les tentations, l’acedia, les démons de midi et du soir. « Les plus forts y ont péri. L’art est un luxe ; il veut des mains blanches et calmes. On fait d’abord une petite concession, puis deux, puis vingt. On s’illusionne sur sa moralité pendant longtemps. Puis on s’en fout complètement. Et puis on devient imbécile. » On transposerait fort bien toute la vie littéraire dans l’histoire du Paphnuce de Thaïs. Et c’est aussi Antoine au milieu de ses tentations.

On ne saurait dire que Flaubert ait cédé à ces tentations. Peut-être pourrait-on évoquer au sujet de Bouvard et Pécuchet le dernier mot de Thaïs : « Il était devenu si hideux qu’en portant la main sur son visage il sentit sa laideur. » Mais il y aurait là beaucoup d’exagération et de méchanceté, et en tout cas cela se passerait sur un tout autre registre. En somme, Flaubert fit son salut, c’est-à-dire qu’il n’écrivit guère que pour satisfaire à son idéal et pour s’approcher le plus près possible de la perfection. Mais il n’y a pas de saint sans péché, et Pierre lui-même renia son maître trois fois. Personne n’a mené une vie philosophique plus robuste et plus savoureuse que Schopenhauer, ce Flaubert de la philosophie. Quand un de ses mémoires fut couronné par l’Académie de Copenhague, on vit longtemps à Berlin un singulier bonhomme en houppelande hoffmannesque monter chaque jour au consulat de Danemark pour demander si sa médaille était arrivée.

Flaubert ne fut pas un persécuté. La République de 1848 lui donna une mission en Orient. Le second Empire le décora, en même temps que Ponson du Terrail (ce qui n’est pas si

  1. CASSAGNE, La théorie de l’art pour l’art, p. 250.