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Ce moine de l’art est devenu le patron des gens de lettres, et il pourrait être celui des artistes, pour avoir posé de façon intégrale cette question : Comment l’artiste peut-il faire son salut, arriver à la gloire ? Et je prends ici ces deux mots de salut et de gloire en leur seul et pur sens théologique. Le christianisme nous dit que l’homme n’y arrive que par la grâce divine. L’artiste, lui, n’y arrive pas. Ce sont ses œuvres qui y arrivent pour lui. Il peut réaliser un chef-d’œuvre hors de lui. Il n’advient guère qu’il réalise sa vie comme un chef-d’œuvre. Mais il peut s’y essayer. Et il est beau de s’y essayer courageusement, et nul ne s’y est mieux essayé que Flaubert.

Comme toute l’œuvre de Platon tourne autour de ce problème : la vie du philosophe, – comme celle des mystiques a pour centre la vie religieuse, – toute la précieuse correspondance de Flaubert porte sur la question de la vie littéraire. La littérature y devient une sorte de chose en soi, comme la philosophie ou la religion, à côté de laquelle le reste n’existe pas. C’est là un élément nouveau. Gautier marquerait peut-être le point où il s’embranche sur le romantisme, mais Flaubert l’a pour la première fois établi avec tout son développement et toutes ses conséquences, lui a fait le premier occuper une place centrale.

Il ne s’agit point là du problème théorique de l’art pour l’art. Il s’agit du problème pratique de la vie pour l’art, ce problème qui se pose à chaque instant dans la conscience de l’artiste, et jamais de façon simple, et souvent de façon tragique.

Car le moment arrive toujours où il faut choisir entre la vie littéraire et les autres formes de la vie politique, religieuse, sociale, domestique. On ne peut les mener de front, et les sacrifices à la première finissent par paraître lourds. Lorsque au XIXe siècle l’artiste, romantique ou réaliste, se déclare en lutte contre le milieu et la société, doit-on le lui reprocher plus qu’on ne reproche la même attitude au philosophe et au religieux ? Comme chez ces derniers, les défis et les revendications de l’artiste ne sont d’ailleurs pas inspirés par des motifs bas. « On sait qu’en fait Flaubert, comme Bouilhet, comme Renan, comme Leconte de Lisle, comme Gautier, comme Baudelaire ont été des hommes parfaitement honnêtes. On ne cite d’eux aucun trait de bassesse ni de cupidité, aucune trahison, pas la