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trop au public et qui voudrait plaire à tout le monde, tout en restant lui, fait si bien qu’il ne fait rien du tout. Il oscille, il flotte, il se ronge. Il m’écrit de sa retraite des lettres désespérées. Tout cela vient de son irrémédiable jean-foutrerie. Il ne faut jamais penser au public, pour moi du moins. » Ne pas penser au public, du même fonds dont on ne pense pas à soi-même, dont on ne pense qu’au dieu ; faire des œuvres qui vous ennuient, mais qu’on sent qui doivent être faites, car le devoir d’art est un devoir… Ce moine contemplateur trouva un jour que, dans le couvent où il travaillait pour la gloire de Dieu, il n’approchait pas du frère cuisinier. « J’ai lu ces jours derniers une belle chose, à savoir la vie de Carême le cuisinier ; c’est magnifique comme existence d’artiste enthousiaste ; elle ferait envie à plus d’un poète. Voilà ses phrases : comme on lui disait de ménager sa santé et de travailler moins : le charbon nous tue, disait-il, mais qu’importe, moins de jours et plus de gloire[1]. » Quelque temps après, un enseignement du même genre lui est donné par sa cuisinière. « Cette fille qui a vingt-cinq ans ne savait pas que Louis-Philippe n’était plus roi de France (1853), qu’il y avait eu une république, etc… Tout cela ne l’intéresse pas (textuel !) et je me regarde comme un homme intelligent ! Mais je ne suis qu’un triple imbécile, c’est comme cette femme qu’il faut être[2]. »

Carême était mieux placé que Flaubert pour réaliser devant un public d’élite la perfection de son art, pour goûter, quand M. de Talleyrand et ses convives l’avaient félicité, toute la plénitude du triomphe sans que la moindre feuille repliée du laurier-sauce le gênât sur son lit de gloire. Le public (aussi bien le corps de l’animal que la critique, qui est censée être sa tête) fut pour Flaubert un terrible rocher de Sisyphe à soulever jusqu’au moment où il vous écrase. Cela contribua à lui créer une vie non peut-être heureuse (« Avez-vous jamais réfléchi à la tristesse de mon existence et à toute la volonté qu’il me faut pour vivre ? »), mais certainement dramatique, et à lui donner la gloire d’avoir joué ou laissé jouer sur son théâtre intérieur une des plus complètes et des plus hautes tragédies de l’art.

  1. Correspondance, t. III, p. 86.
  2. Correspondance, t. III, p. 189