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ordre. Avant d’avoir pour style l’ordre et le mouvement de ses pensées, il avait pris pour son style leur désordre et leur furie. Buffon a dit exactement « l’ordre et le mouvement qu’on met dans ses pensées ». Ils n’y sont donc pas naturellement. Flaubert les a trouvés quand son sujet a été suffisamment hors de lui pour que ses pensées pussent avoir un ordre et un mouvement autonomes, – le mouvement propre des pensées, non le mouvement particulier de l’artiste. Il réalisa son style quand il eut fait cette découverte. Et cet ordre et ce mouvement, réglés sur la nature de l’objet, purent à leur tour devenir des objets, des types, exercer une influence et une action à rebours, motiver les protestations des autres écoles, les repousser plus fortement sur leurs positions. Si complexe que soit la prose de Flaubert, si ample que soit le registre d’un art où Bossuet est recoupé par La Bruyère et Montesquieu, nourri par Chateaubriand, l’idée flaubertienne du style exclut toute une hémisphère française : le monde de la belle, limpide et souple prose analytique du XVIIIe siècle et de ceux qui, au XIXe l’ont puisée à sa source et rafraîchie dans l’élégante argile de vases nouveaux. Mais une nation, c’est ce qui ne saurait tenir dans une formule unique, ni comporter un seul point de perfection ; il faut aimer la littérature française dans ses incompatibilités, pour l’aimer dans sa richesse et dans sa vie.