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respirer son style en l’animant par l’esprit vivant de la parole. Le dialogue, tourment de Flaubert, y abonde, et, dans ces dialogues de Madame Bovary, chaque personnage a son style. Aucun roman français, que dis-je ? aucune pièce de théâtre, n’offre une pareille variété ; cela semble au premier abord l’idéal du style de théâtre, mais ce premier abord serait bien trompeur, comme en témoigne l’échec radical de Flaubert sur la scène. Non seulement chaque personnage parle son style propre, mais Homais a deux styles, aussi admirablement individualisés l’un que l’autre : son style parlé, et son style écrit du Fanal, un style écrit dont le ridicule consiste précisément à ne rien conserver de la parole. Et le style du récit, le style qui est à l’imparfait, participe de cette diversité fondamentale, va, sans la moindre dissonance choquante, d’un rouennais savoureux aux plus belles musiques de prose savante.

De là le malentendu. La plupart des fautes apparentes de Madame Bovary ne sont que les fautes de la langue parlée, parlée, je le veux bien, ailleurs que dans la bonne compagnie. M. Boulenger s’offense de : « C’était le curé de son village qui lui avait commencé le latin. » Lui et M. de Robert trouvent malheureuse cette phrase : « Il l’envoyait se promener sur le port à regarder les bateaux. » Étant de la province, j’ai toujours entendu ces expressions et je crois que je les emploie en parlant. « Qu’est-ce que tu fais là à regarder voler les mouches ? » C’est ainsi que toutes les mères de France interpelleront leur rejeton. Le romancier puriste qui écrira : « Que fais-tu là, occupé à regarder voler les mouches ? » aura peu de chances d’écrire une seconde Madame Bovary. La langue du XVIIe siècle est d’ailleurs pleine d’emplois verveux et commodes de à. La locution attendre à, voilée alors et que nous n’avons conservée que sous la forme pronominale, est un latinisme, mais ces vers de Tartuffe :

La curiosité qui vous presse est bien forte,
Ma mie, à nous venir écouter de la sorte,

nous rendent à peu près la forme populaire employée par Flaubert. La substitution des à à des locutions plus longues et plus complexes est un des tours qui accélèrent et vivifient la langue. Il est vrai qu’à Molière aussi, dit-on, « il n’a manqué que d’éviter le jargon et le barbarisme et d’écrire purement ».