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À l’origine du style de Flaubert, on voit une oreille extraordinairement ouverte aux nuances et aux mouvements de la langue parlée. Et la langue parlée que cette oreille a recueillie, celle dans laquelle Flaubert a été élevé, diffère de la langue correcte et pure à laquelle étaient habitués les enfants de l’ancienne noblesse et de la bourgeoisie parisienne, et à laquelle veillent encore aujourd’hui les parents dans les bonnes familles de Paris. C’est une langue de province, parlée par des gens soucieux seulement de se faire entendre, par des Rouennais qui ne font pas figurer la correction dans leur table des valeurs. Son oreille écoute cette langue comme son œil observe ce milieu, et à la base de Madame Bovary, il y a (ne sautez pas, je vais m’expliquer) des « mœurs de province » exposées en une langue de province.

À la base seulement. Dans le roman, les mœurs de province du titre ne sont elles-mêmes qu’une base pour une étude de grande psychologie française, occidentale, humaine. À l’étage tout à fait inférieur de Madame Bovary, matériaux noyés dans les fondations, il y a cette centaine de passages en italiques si curieux (Flaubert n’est plus revenu dans la suite à ce procédé) qui ne font pas corps avec le récit, qui figurent par la seule typographie une sorte de style indirect libre, et qui consistent en somme, pour l’auteur, à citer du bourgeois comme on cite du latin. Ce sont comme des morceaux du Dictionnaire des idées reçues, que Flaubert place tout bruts dans le style de ce roman qu’on pourrait en effet appeler le roman des idées reçues. Son attrait pour les formes de la bêtise, épousées par lui avec une ardeur géniale qui les oblige à se confondre avec les formes de la vie, ne fait qu’un avec ce goût qui le porte vers les tournures populaires et expressives du langage. Nous le voyons, dans une lettre, bondir de joie parce qu’un bon bourgeois vient de lui dire : « Le poisson est cher ; on ne peut plus en approcher. » Souvenons-nous qu’à la limite de l’art de Flaubert, il y a son Dictionnaire des idées reçues, si complet « qu’après l’avoir lu on n’oserait plus parler, de peur de dire quelque chose qui s’y trouve ».

S’il existe un tel abîme entre le style de Madame Bovary et le style (d’ailleurs estimable) des œuvres précédentes, ce n’est pas seulement à cause du travail qui y est incorporé, c’est que sa conception du roman obligeait ici Flaubert à faire