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prudent. Et La Bruyère a pu remarquer avec grande raison que les Sentiments sont de l’excellente critique tout comme le Cid est une excellente tragédie.

Comme nous l’avons vu, bien que le style d’un écrivain fasse une réalité aussi une que sa vie, le style de Flaubert n’est pas le même pour chacun de ses romans (car il y a un style du sujet comme il y a un style de l’homme, et le style des Martyrs et de Notre-Dame de Paris diffère de celui des Mémoires d’outre-tombe et de Choses vues). Or, ce qui caractérise le style de Madame Bovary, il semble que ce soit d’abord l’espace très vaste qu’il couvre, depuis la langue la plus parlée jusqu’à la langue la plus écrite ; ensuite le fondu sans disparate de ces deux langues ; et enfin et surtout la courbe vivante qui fait sortir de la langue parlée cette langue écrite.

Flaubert, dit M. Boulenger, en citant la Correspondance, avait horreur de « cette maxime nouvelle (?) qu’il faut écrire comme on parle ». Flaubert avait raison. On ne doit pas plus écrire comme on parle qu’on ne doit parler comme on écrit. La parole et l’écriture suivent chacune un mécanisme particulier, impliquent des clefs, des tensions différentes, intéressent deux ordres et deux mouvements distincts de souvenirs (question qu’il serait intéressant de traiter en s’appuyant sur quelques pages de Matière et Mémoire et de l’Effort intellectuel). Mais si on ne doit pas écrire comme on parle, on doit écrire ce qui se parle, et non pas écrire ce qui s’écrit. Le style languit et meurt quand il devient une manière d’écrire ce qui s’écrit, de s’inspirer, pour écrire, de la langue écrite. Le cas limite et frappant est celui du latin des modernes, formé uniquement par l’étude des bons écrivains. Avoir un style, pour un homme comme pour une littérature, c’est écrire une langue parlée. Le génie du style consiste à épouser certaines directions de la parole vivante pour les conduire à l’écrit. Bien écrire, c’est mieux parler. À la base d’un style, il y a donc ceci : un sens de la langue parlée, une oreille pour l’écouter ; mais, dans cette atmosphère raffinée et subtile, la division du travail est poussée si loin que cette oreille pour l’écouter n’implique pas nécessairement une voix actuelle pour la parler. Un très grand écrivain peut être, comme Corneille, La Fontaine, Rousseau ou Flaubert, un causeur incorrect ou médiocre. L’oreille fine et la langue déliée vont parfois de pair, mais pas toujours.