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vain de race que Socrate ne s’étonna d’entendre le physionomiste Zopyre déclarer qu’il avait la figure d’un homme fort vieux. « C’est vrai, dit Socrate, mais j’ai corrigé cette nature. » Et Flaubert, à vingt-cinq ans, écrivait : « Tout ce que je demande, c’est à continuer de pouvoir admirer les maîtres avec cet enchantement intime pour lequel je donnerais tout, tout. Mais quant à arriver à en devenir un, jamais, j’en suis sûr. Il me manque énormément ; l’innéité d’abord, puis la persévérance du travail. » On peut acquérir persévérance, mais non innéité. Les gens du monde voient, au premier coup d’œil, que vous n’êtes pas du monde. Ainsi la bonne société croit ne pas reconnaître son pur langage dans Flaubert, et si elle ne décide plus tout à fait souverainement, son opinion garde encore un poids considérable.

Viennent ensuite les fautes qui sont proprement d’écriture. On sait combien Flaubert a suppléé à l’insuffisance naturelle de sa langue par l’ardeur au travail et par une foi héroïque au métier. Il écrit : « Je couche avec la Grammaire des grammaires. » Un tel ménage expose à des accidents. La phrase trop écrite, trop travaillée pour elle-même, peut tomber à un mécanisme qui la vide de vie et d’intuition, comme il arrive d’un mot dont nous ne considérons que les syllabes ou les lettres. En s’attachant aux mots, on oublie la logique de la langue et on fait des contresens. « La mère Lefrançois donnait à Hivert des explications destinées à troubler un tout autre homme. » N’exagérons pas, d’ailleurs. Je n’avais jamais remarqué cette faute évidente, et j’eusse sans doute lu dix fois encore Madame Bovary sans la remarquer, si je ne l’avais vue relevée par M. Jacques Boulenger dans un article fort intéressant de la Revue de la semaine. Mais à la page précédente, M. Boulenger note celle-ci : « Ni moi ! reprit vivement M. Homais, quoiqu’il lui faudra pourtant suivre les autres », et il arrête là sa citation, alors que la phrase se continue par ce beau contresens : « au risque de passer pour un jésuite », ce qui signifierait que c’est en suivant les autres qu’il passerait pour un jésuite. Si M. Boulenger n’avait pas plus remarqué cette faute que je n’avais remarqué la précédente, qui la remarquera ? Et qu’est-ce à dire sinon que Madame Bovary donnant chaque année depuis soixante ans à des centaines de jeunes gens français la révélation de cette chose qui est le style, comme la lecture d’une ode de