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milieu. Il est, d’une part, l’auteur des Tentations ; mais, d’autre part, celui de Madame Bovary et de Bouvard et Pécuchet. Il s’est acharné contre ce milieu dans sa Bovary du même fonds dont il s’est acharné contre lui-même dans Bouvard.

Tout cela il faut l’avoir présent à l’esprit quand on étudie son style. On ne devient jamais un grand écrivain en s’inspirant des livres. Le génie du style est déposé d’abord par la langue parlée, ensuite et seulement par la lecture, cette dernière pouvant n’avoir qu’une part très réduite, comme chez Saint-Simon. Le fond du style de Flaubert, comme de tous les styles vrais, c’est la langue parlée. Il n’y aurait pas de prose française s’il n’y avait pas de bonne société française, et la qualité de la prose française se confond avec la finesse de la vie française de société. Je pense qu’on n’opposera pas ici l’exemple de Rousseau : on parlait à Genève une bonne langue, mais un peu retardataire, dans la Savoie de Vaugelas une meilleure langue qu’en province, et, depuis son séjour chez Mme  de Warens, Jean-Jacques vécut toujours en contact avec la meilleure société française.

Or, la langue parlée qui est au fond du style de Flaubert est une langue un peu provinciale, amendée moins par le bon usage comme celle de Rousseau que par la lecture et par un sens génial des valeurs de style. Les deux ou trois cents fautes que la grammaire et l’usage de la bonne société peuvent relever chez Flaubert se rangent sous trois chefs, qui s’expliquent fort bien.

Ce sont d’abord celles qui ont une raison déficiente, à savoir un manque d’intuition et de sûreté dans la connaissance profonde de la langue, dans ces puissances qui font, chez Fénelon, Chateaubriand, Hugo, France, que la parole écrite d’un homme est associée, jusqu’en ses extrémités les plus déliées, avec la parole héréditaire d’une race. Même à ces heures de fatigue, que Flaubert vers minuit consacre à sa correspondance quand il est incapable de faire autre chose, même aux heures de sommeil, l’inconscient de ces écrivains se fût refusé à écrire. « Ma maladie m’a bien fait », pour ma maladie m’a fait du bien, ou « il est possible comme tu me l’observes ». Il y a là cette tache imperceptible qui permet, à propos de Flaubert, les hésitations et les discussions sur le mot écrivain de race. Flaubert peut-être ne se fût-il pas plus scandalisé de se voir dénier le nom d’écri-