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âgée que lui, qu’il rencontra aux bains de mer quand il avait quinze ans. Elisa Schlesinger, femme d’une sorte de brasseur d’affaires éclatant de bonne humeur et de vulgarité (l’Arnoux de l’Éducation), fut à peu près pour lui (moins la conclusion) ce que fut pour Baudelaire Mme Sabatier. Pour ces nerveux et ces faibles, la valeur amoureuse capitale, c’est la femme épanouie, à visage de protectrice et de mère, et Flaubert verra toujours au sommet de l’amour une figure de maternité. Et enfin viennent les amours des filles, avec les réflexions connues sur les désillusions, le dégoût de la chair, et le reste.

La note la plus intéressante des Mémoires d’un fou, celle qui nous donne sur l’art de Flaubert la perspective la plus profonde, ce sont les pages sur la cristallisation où se prend l’image de Marie. Deux ans après qu’il l’y a connue, il revient à Trouville, et c’est maintenant seulement, c’est grâce à ces deux années, à cette épaisseur de passé, qu’il prend conscience de son vrai amour. « Comment aurait-elle pu voir que je l’aimais, car je ne l’aimais pas alors, et en tout ce que je vous ai dit, j’ai menti ; c’était maintenant que je l’aimais, que je la désirais ; que, seul sur le rivage, dans les bois ou dans les champs, je me la créais là, marchant à côté de moi, me parlant, me répondant… Ces souvenirs étaient une passion. » Tant de pages insignifiantes ne nous paraissent plus vaines quand nous les voyons aboutir à ces cinq derniers mots, quand nous les regardons comme la chauffe qui amène cette lumière, quand nous apercevons sous cette lumière la vie entière de l’artiste. Pour devenir en lui passion, il faudra d’abord que tout devienne souvenir, que tout passe sur un plan spirituel, subisse un travail intérieur, une transmutation par la solitude.

La même année 1839, tout en faisant sa philosophie, il écrit Smarh, sorte de mystère qu’il traite lui-même de « galimatias, ou, comme aurait dit Voltaire, de galiflaubert. »[1] Curieux comme première épreuve de la Tentation de saint Antoine, et aussi intéressant en ce qu’il nous montre, dès ces œuvres de jeunesse, Flaubert dans ce rythme à deux temps qui lui fait alterner une œuvre d’observation ironique et une œuvre d’imagination décorative. Smarh est la tentation d’un ermite par le diable qui, l’emmenant au-dessus du monde, comme plus

  1. Correspondance, t. I, p. 56.