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tains caractères du et épique de liaison (homérique ou biblique), comporte comme lui une certaine monotonie. Il revient généralement là où l’œil et l’oreille l’attendent, à la fin d’un paragraphe de description énumérative où il introduit et porte soit le détail final, soit le tableau final. Le détail final destiné à faire jaillir comme une fusée le trait inattendu qui doit rester dans la mémoire : « Elle portait entre les chevilles une chaînette d’or pour régler sa marche, et son grand manteau de pourpre sombre, taillé dans une étoffe inconnue, traînait derrière elle, faisant à chacun de ses pas comme une large vague qui la suivait[1]. » Le tableau final qui établit une large base terminale ou une toile de fond : « La ville descendait en se creusant par une courbe longue, avec ses coupoles, ses temples, ses toits d’or, ses maisons, ses touffes de palmiers ; çà et là, ses boules de verre d’où jaillissaient des feux, et les remparts faisaient comme la gigantesque bordure de cette corne d’abondance qui s’épanchait vers lui[2]. »

Voici, dans deux paragraphes successifs, le et de mouvement, qui arrête une description sur un fond de tableau, et le et de mouvement qui la fait saillir par une pointe de détail pittoresque :

« L’on voyait à l’angle de frontons, sur le sommet de murs, au coin des places, partout, des divinités à tête hideuse, colossales ou trapues, avec des ventres énormes, ou démesurément aplaties, ouvrant la gueule, écartant les bras, tenant à la main des fourches, des chaînes ou des javelots ; et le bleu de la mer s’étalait au fond des rues, que la perspective rendait encore plus escarpées.

« Un peuple tumultueux du matin au soir les emplissait ; de jeunes garçons, agitant des sonnettes, criaient à la porte des bains ; les boutiques de boissons chaudes fumaient, l’air retentissait du tapage des enclumes, les coqs blancs consacrés au soleil chantaient sur les terrasses, les bœufs que l’on égorgeait mugissaient dans les temples, des esclaves couraient avec des corbeilles sur leur tête ; et, dans l’enfoncement des portiques, quelque prêtre apparaissait, drapé d’un manteau sombre, nu-pieds et en bonnet pointu[3]. »

  1. Salammbô, p. 14.
  2. Salammbô, p. 143.
  3. Salammbô, p. 69.