Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/259

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de lui, et cette auréole qu’il avait, s’écartant de sa figure, s’étala plus loin pour illuminer d’autres rêves[1]. » Et surtout cet emploi saisissant de était : Emma « s’appuyait un peu sur son épaule, et elle regardait le disque du soleil, irradiant au loin, dans la brume, sa pâleur éblouissante ; mais elle tourna la tête : Charles était là. Il avait sa casquette enfoncée sur ses sourcils et ses deux grosses lèvres tremblotaient, ce qui ajoutait à son visage quelque chose de stupide ; son dos même, son dos tranquille, était irritant à voir… »

Etait (accompagné comme d’habitude par l’autre auxiliaire) fait ici une valeur noire, assénée sur Emma dont les yeux gardaient la lumière du soleil. Victor Hugo le transposera superbement en valeur inverse et lumineuse :

Et le rideau s’étant tout à coup écarté,
Dans leur immense joie il vit les dieux terribles.
Ces êtres surprenants et forts, ces invincibles
Ces inconnus profonds de l’azur étaient là.
Sur douze trônes d’or que Vulcain cisela

Ces vers sont dans la première Légende des siècles, qui parut deux ans après Madame Bovary. Mais une pièce de ce livre, Booz endormi, semble avoir impressionné singulièrement Flaubert, qui y trouve, dit-il (L’ombre était nuptiale…), une des plus belles coupes de la langue. Or, dans Booz, Hugo introduisait un emploi stylistique et rythmique de ayant tout nouveau et saisissant :

Comme un bœuf ayant soif penche son front vers l’eau,
Les collines ayant des lis sur leurs sommets

Flaubert saura désormais le reproduire et l’élargir. « Pendant cinq lunes, il les traîna derrière lui, ayant un but où il voulait les conduire[2]. » « Mme  Arnoux se tenait assise sur une grosse pierre, ayant cette lueur d’incendie derrière elle[3]. » « Il monta sur les deux genoux toutes les collines ayant une chapelle à leur sommet[4]. » « D’un côté s’étendaient à perte de vue des plaines stériles ayant sur leur surface de pâles étangs[5]. »

  1. Madame Bovary, p. 81.
  2. Salammbô, p. 357.
  3. Éducation, p. 119.
  4. Trois Contes, p. 117.
  5. Trois Contes, p. 119.