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qu’elles étaient là depuis le commencement du monde et resteraient ainsi jusqu’à la fin. »

Flaubert peint ici avec des verbes aussi savamment que d’autres peignent avec des couleurs. Quelques observations éclaireront certains secrets de cet art :

1° L’uniformité de la forêt étant indiquée par la quasi-continuité de l’imparfait, la diversité des essences est marquée par ceci, qu’à chaque membre de phrase, à chaque espèce nouvelle d’arbres, le verbe change de place. Dans la phrase des hêtres, le principal de l’expression descriptive est avant le verbe ; dans la phrase des frênes, elle suit le verbe ; dans celle des houx, le verbe finit la phrase, brusque, comme leur buisson à même le bord du chemin ; dans celle des bouleaux, il est détaché tout en avant, dans celle des pins rejeté tout au bout. Ces deux dernières, en cette opposition, sont symétriques des deux premières. Mais dans les deux premières les verbes, robustes et expressifs, caractérisent de gros arbres, individualisés. Dans les deux dernières, celles des arbres grêles, les imparfaits venaient et semblaient, choisis dans les teintes neutres du langage, démusclent, énervent à dessein les phrases, n’y laissent vivre et vibrer que les mots poussés légèrement, fragilement et comme avec un porte-à-faux imperceptible. Le contraste avec la phrase suivante n’en est que plus puissant, la grande phrase des chênes où les verbes significatifs s’accumulent et saillissent comme des branches et des racines énormes, où des géants végétaux pressent les uns contre les autres leurs musculatures. Mais tous ces imparfaits font masse au milieu de la phrase, là où s’établit, à proximité du tronc, l’impression de force, de puissance et de mouvement, et font défaut dans la dernière partie, depuis lançaient, comme si, dans cette fin de phrase, l’extension des branches horizontales, succédant à l’élan intensif des troncs, était rendue par l’allongement des compléments et des comparaisons. Ainsi chaque nature d’arbre a comporté pour Flaubert un traitement particulier de l’imparfait.

2° Le passage de l’imparfait au présent n’a pas lieu immédiatement, mais par l’intermédiaire d’un participe présent. Flaubert manque rarement à cette règle, qui me paraît une de ses inventions, et nous éclaire sur le rôle du participe présent dans son style. Le participe présent, se joignant indiffé-