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tous magnifiques se ressemblaient comme des flots ; et cela se balançait à l’horizon harmonieux, bleuâtre et couvert de soleil. Mais l’enfant se mettait à tourner dans son berceau. » Ainsi, il y a passage d’un temps à un autre quand on ne l’attend pas, et non quand on l’attend : la fin du rêve d’Emma et la toux de l’enfant qui interrompt ce rêve sont exprimées par le même temps, ce qui est une façon de faire ce rêve aussi présent que les bruits de la chambre.

La variété des temps rend là des sentiments. Voici un passage, dans les pages de l’Éducation sur la forêt de Fontainebleau, où sont peintes des choses, d’abord par un changement de place des imparfaits, puis par une dissonance de temps :

« La diversité des arbres faisait un spectacle changeant. Les hêtres, à l’écorce blanche et lisse, entremêlaient leurs couronnes ; des frênes courbaient mollement leurs glauques ramures ; dans les cépées de charmes, des houx pareils à du bronze se hérissaient ; puis venait une file de minces bouleaux inclinés dans des attitudes élégiaques ; et les pins, symétriques comme des tuyaux d’orgue, en se balançant continuellement, semblaient chanter. Il y avait des chênes rugueux, énormes, qui se convulsaient, s’étiraient du sol, s’étreignaient les uns les autres, et, fermes sur leurs troncs, pareils à des torses, se lançaient avec leurs bras nus des appels de désespoir, des menaces furibondes, comme un groupe de Titans immobilisés dans leur colère. Quelque chose de plus lourd, une langueur fiévreuse planait au-dessus des mares, découpant la nappe de leurs eaux entre des buissons d’épines ; les lichens de leur berge, où les loups viennent boire, sont couleur de soufre, brûlés comme par le pas des sorcières, et le coassement ininterrompu des grenouilles répond au cri des corneilles qui tournoient. Ensuite, ils traversaient des clairières monotones, plantées d’un baliveau çà et là. Un bruit de fer, des coups drus et nombreux sonnaient ; c’était, au flanc d’une colline, une compagnie de carriers battant les roches. Elles se multipliaient de plus en plus, et finissaient par emplir tout le paysage, cubiques comme des maisons, plates comme des dalles, s’étayant, se surplombant, se confondant telles que les ruines méconnaissables et monstrueuses de quelque cité disparue. Mais la furie même de leur chaos fait plutôt rêver à des volcans, à des déluges, aux grands cataclysmes ignorés. Frédéric disait