Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/252

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rues, le bourdonnement des théâtres et les clartés du bal, elles avaient des existences où le cœur se dilate, où les sens s’épanouissent. Mais elle, sa vie était froide comme un grenier dont la lucarne est au nord, et l’ennui, araignée silencieuse, filait sa toile dans l’ombre à travers les coins de son cœur[1]. »

Quand Charles et Emma, couchés côte à côte, font séparément leurs rêves d’avenir, ceux de Charles, père de famille, ne concernent que sa fille. « Il la voyait déjà revenant de l’école à la tombée du jour, toute rieuse, avec sa brassière tachée d’encre, et portant au bras son panier ; puis il faudrait la mettre en pension, cela coûterait beaucoup ; comment faire ? Alors il réfléchissait. Il pensait à louer une petite ferme aux environs, et qu’il surveillerait lui-même, tous les matins, en allant voir ses malades. Il en économiserait le revenu[2]… » Tous les verbes sont dès lors, jusqu’au bout, au conditionnel, sauf ceux qui indiquent un sentiment actuel chez Charles. C’est l’état normal, sain, où ce qu’on vit est nettement séparé de ce qu’on rêve.

Mais ce conditionnel ne convient pas au désir et à l’imagination féminines pour qui tout est donné comme réalisé. C’est Perrette et non Perret qui dit : Quand je l’eus ! « Au galop de quatre chevaux, elle était emportée depuis huit jours vers un pays nouveau d’où ils ne reviendraient plus. » Depuis huit jours ! Le conditionnel n’apparaît que pour porter sa pierre à l’illusion, et devenir la négation du retour. Il n’arrive que très tard, au moment où cette course effrénée de huit jours prend fin, et pour faire succéder à ce mouvement une valeur de repos ; la diminution d’être que figure ce repos se traduit par une détente, une décroissance d’intensité dans le rêve. « Ils habiteraient une maison basse, à toit plat, ombragée d’un palmier…, ils se promèneraient… » Puis, à mesure que la vision s’établit, les puissances d’illusion reprennent, se renforcent, se manifestent par un retour de l’imparfait, mais un imparfait qui n’est plus, comme le précédent, au compte d’Emma seule, qui est incorporé au récit, et qui sert ensuite de plan incliné pour ramener le rêve à la réalité étroite de la chambre. « Cependant sur l’immensité de cet amour qu’elle se faisait apparaître, rien de particulier ne surgissait ; les jours

  1. Madame Bovary, p. 62.
  2. Madame Bovary, p. 270.