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d’hôpital, ses études de cadavres, de vers et de mouches vertes. Il est curieux de signaler dans Agonies des figures de prêtres à la Courbet, et l’idée première de la scène entre Mme  Bovary et Bournisien. On a indiqué au jeune homme un prêtre qui pourra le conseiller et le consoler ; le prêtre interrompt la confidence pour prier sa servante de surveiller les pommes de terre ; et il a le nez de travers, et bourgeonné, en outre. Croirons-nous qu’un ecclésiastique ne puisse éviter les flammes de l’enfer à un pécheur qu’en laissant calciner, à la place d’icelui, son frugal déjeuner ? et le nez de votre pasteur, s’il eût été plus droit et moins rouge, votre pénitence eût-elle été plus prompte ?

Avec l’imitation de la Confession alterne l’imitation d’Ahasvérus, dans la même note macabre. La Danse des morts fait défiler tous les lieux communs de l’époque, et ce faux Quinet ressemble fort à du vrai Quinet, ce qui ne le met pas encore bien haut. « J’ai dormi longtemps, mais je me réveille, car le soleil dore ma tente, mes gardes se sont relevés trois fois depuis l’aurore, mes chevaux blancs piaffent avec leurs fers d’argent, ils hennissent d’impatience, ils aspirent à pleine poitrine l’odeur des combats et la vapeur des camps. » Ivre et Mort, écrit la même année, réalise toutes les promesses de son titre.

Ne croyons pas cependant que ce pessimisme tienne Flaubert jusqu’à la moelle des os. Il n’est pas, lui non plus, tellement pris par son sacerdoce littéraire qu’il ne s’occupe de surveiller ses pommes de terre, et même de s’en régaler. Voici une lettre à Chevalier (écrite au lycée pendant la classe de math.) qui met bien les choses au point. « Sais-tu que la jeune génération des écoles est fièrement bête, autrefois elle avait plus d’esprit ; elle s’occupait de femmes, de coups d’épée, d’orgies ; maintenant elle se drape sur Byron, rêve de désespoir et se cadenasse le cœur à plaisir. C’est à qui aura le visage le plus pâle et dira le mieux : je suis blasé, blasé ! Quelle pitié ! Blasé à dix-huit ans. Est-ce qu’il n’y a plus d’amour, de gloire, de travaux ? Est-ce que tout est éteint ? Plus de nature, plus de fleurs pour le jeune homme ? Laissons donc cela. Faisons de la tristesse dans l’art, puisque nous sentons mieux ce côté-là, mais faisons de la gaieté dans la vie[1]. »

  1. Correspondances, t. I, p. 46.