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ce qui figurera sa mauvaise conscience, tout ce qu’il distillera pour en tirer, à partir de Madame Bovary, le second Flaubert. Ici la distillation pourrait fort bien produire douze lignes de La Bruyère.

L’influence de La Bruyère sur le style de Flaubert s’exerce surtout dans l’Éducation sentimentale, et cela parce qu’il s’est proposé dans l’Éducation de faire, sur son registre de romancier, un tableau de son époque analogue à celui que La Bruyère, sur son registre de moraliste, a voulu donner dans les Caractères. Les deux œuvres occupant dans les deux siècles une place symétrique, et le style étant pour Flaubert commandé par le sujet, des analogies de style s’imposaient. Le premier écrit qu’ait publié Flaubert, encore au collège, c’est dans le Colibri, « la Physiologie du commis » ; l’auteur d’une Physiologie du physiologiste appelait celui-ci « un La Bruyère à tant la ligne ». Et il n’y a dans l’article de Flaubert, comme dans les innombrables écrits analogues, que des velléités vagues de rivaliser avec La Bruyère. Mais, après les pages de Par les champs, bien des passages de l’Éducation pourraient être traduits, sans grands changements, en du La Bruyère.

« Un drame, où il avait représenté un manant qui fait la leçon à Louis XIV et prophétise 89, l’avait mis en telle évidence, qu’on lui fabriquait sans cesse le même rôle ; et sa fonction, maintenant consistait à bafouer les monarques de tous les pays. Brasseur anglais, il invectivait Charles Ier ; étudiant de Salamanque, maudissait Philippe II ; ou, père sensible, s’indignait contre la Pompadour : c’était le plus beau ! Les gamins, pour le voir, l’attendaient à la porte des coulisses ; et sa biographie, vendue dans les entractes, le dépeignait comme soignant sa vieille mère, lisant l’Évangile, assistant les pauvres, enfin sous les couleurs d’un saint Vincent de Paul mélangé de Brutus et de Mirabeau. On disait : Notre Delmar. Il avait une mission, il devenait Christ. »

Vous n’avez, pour obtenir à peu près du La Bruyère, qu’à mettre au présent (l’éternel présent du moraliste correspond à l’éternel imparfait du romancier) et à serrer imperceptiblement çà et là. « Les gamins, pour le voir, l’attendent à la porte des coulisses ; sa biographie, vendue dans les entractes, le peint soignant sa vieille mère, lisant l’Évangile, assistant les pauvres, enfin sous les couleurs d’un saint Vincent de Paul mêlé de