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le rythme d’un vers. Il serait ridicule de dire que Flaubert a voulu tous ces artifices (et il est décourageant de voir combien de gens instruits quand vous analysez une œuvre d’art, vous reprochent d’attribuer à l’auteur des intentions qu’il n’a jamais eues. Un poète disait d’un livre sur le rythme poétique : « C’est absurde ! Quand je fais des vers je ne pense pas à tout cela. — Eh ! monsieur, nous le savons bien. Si vous y pensiez, vous ne feriez pas de vers. Quand vous faites un enfant, vous ne pensez pas séparément à ses bras, à ses jambes et à sa tête. N’empêche qu’il les a, et que le médecin est bien obligé de les considérer, pour voir s’il est bien constitué »). Mais le style, pour Flaubert, consistait à créer et à peindre avec des phrases. S’il travaillait tant, entassant tant de ratures et de brouillons, c’est que, pour arriver à cette création et à cette peinture, il procédait par élimination. Il ne voulait pas expressément la phrase pittoresque, la phrase dont nous essayons d’analyser les éléments, mais il ne s’arrêtait que lorsqu’il avait trouvé cette phrase.

Flaubert fait tout ce qu’il peut pour varier sa phrase, pour éviter les répétitions de tours au même degré que les répétitions de mots. Regardez comme il s’acharne parfois à changer chaque construction, à intervertir, d’une phrase à l’autre, l’ordre même des mots. « De la clématite embarrassait les charmilles, les allées étaient couvertes de mousse, partout les ronces foisonnaient. Des tronçons de statue émiettaient leur plâtre sur les herbes. On se prenait en marchant dans quelque débris d’ouvrage en fil de fer. Il ne restait plus du pavillon que deux chambres au rez-de-chaussée avec des lambeaux de papier bleu. Derrière la façade s’allongeait une treille à l’italienne, où sur des piliers en brique, un grillage de bâtons supportait une vigne[1]. » Il est vrai qu’il s’agit ici de rendre sensible un désordre.

Néanmoins, il était inévitable que cette vie du style créât son automatisme, suivît certains canaux, tombât dans quelque répétition et quelque procédé. Voyez ces phrases jetées dans le même gaufrier artificiel et monotone. Le suisse de la cathédrale de Rouen passe « plumet en tête, rapière au mollet, canne au poing, plus majestueux qu’un cardinal et reluisant comme un saint ciboire[2] ». Huit pages plus loin la voiture de l’adultère est « plus close qu’un tombeau et ballottée comme

  1. L’Éducation sentimentale, p. 358.
  2. Madame Bovary, p. 330.