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religieuse, chaque mouvement, chaque bruit devenait pour elle un prodige ; le vague murmure des mers était le sourd rugissement des lions de Cybèle descendue dans les bois d’Œbalie ; et les rares gémissements du ramier étaient les sons du cor de Diane, chassant sur les hauteurs de Thuria. » (Les Martyrs, t. I.) « L’herbe était couverte de rosée, le vent sortait des forêts tout parfumé, et les plantes à coton du pays, renversant leurs capsules, ressemblaient à des lauriers blancs. » (Mémoires d’outre-tombe, t. I.)

On ne la retrouve que tout accidentellement chez les autres musiciens de la phrase, Guez de Balzac, Massillon, Rousseau. La voici qui vient à Bossuet, déposée par le mouvement même d’une description poétique, en une page connue : « À mesure qu’il s’approchait [le soleil] je la voyais disparaître [la lune] ; le faible croissant diminuait peu à peu ; et, quand le soleil se fut montré tout entier, sa pâle et débile lumière, s’évanouissant, se perdit dans celle du grand astre qui paraissait. »

Un imitateur de Chateaubriand, le Quinet d’Ahasvérus (très lu par Flaubert et son ami Le Poittevin vers 1840, et qui est à l’origine de la Tentation), l’emploie fréquemment et a dû contribuer à en enrouler le mouvement dans l’oreille de Flaubert. « Pour serrer nos bandeaux autour de nos fronts, nous mettons toute une vie de patriarche ; pour nous coucher sur nos croupes de limon, nous mettons toute une vie d’empire ; et, quand le sable du déluge nous couvre jusqu’au poitrail, nous le secouons de nos épaules en frissonnant. » (Ahasvérus.)

Elle ne s’est rencontrée quelque peu, avec Chateaubriand que lorsque la prose a essayé de rivaliser de pittoresque, par ses moyens propres, avec la poésie. Mais Flaubert le premier en fait un emploi tout à fait régulier, d’abord dans la Tentation de 1849, çà et là et sans insister, puis, dans Madame Bovary, constamment et avec le sentiment que sa prose a trouvé là son harmonie et son équilibre.

« Oh ! mon Dieu ! les fleuves s’ennuient-ils à laisser couler leurs ondes ? La mer se fatigue-t-elle à battre ses rivages ? Et les arbres, quand ils se tordent dans les grands vents, n’ont-ils pas des envies de partir avec les oiseaux qui rasent leurs sommets[1] ? »

« Le souvenir de son amant revenait à elle avec des attrac-

  1. Tentation de 1849, p. 200.