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lorsqu’il parle de son tableau du comice agricole, le plus étonnant et le plus complet qu’il ait écrit. Le problème consiste pour lui à établir un accord parfait entre la description matérielle et les sentiments des personnages, un équilibre entre les milieux et les âmes. De là le caractère de nécessité que prennent ses tableaux quand on les compare à ceux des Goncourt. Chez ceux-ci, on sent qu’une autre façon de découper la vie de leurs personnages les eût aussi bien fait connaître. Chez Flaubert non. Il n’y a pour lui, à un moment donné, qu’un tableau possible comme il n’y a qu’une phrase possible.

Flaubert est un homme pour qui le tableau existe, mais surtout pour qui la phrase existe. « La rage des phrases, lui disait sa mère, t’a desséché le cœur. » La vérité est que tout existait en lui pour aboutir à la phrase. Et si la phrase monte si haut, c’est que ce tout, cette matière psychologique existent intensément, et que, comme dans la grande sculpture, la plastique et même le repos de la phrase sont faits d’un mouvement potentiel. Le génie du style est un mouvement. « Les chevaux et les styles de race ont du sang plein les veines, et on le voit battre sous la peau et courir depuis l’oreille jusqu’aux sabots. La vie ! La vie ! c’est pour : cela que j’aime tant le lyrisme. Il me semble la forme la plus naturelle de la poésie, elle est là toute nue et en toute liberté ; toute la force d’une œuvre gît dans ce mystère, et c’est cette qualité primordiale (ce motus animi continuus, vibration, mouvement continuel de l’éloquence, définition de l’éloquence par Cicéron), qui donne la concision, le relief, les tournures, les élans, le rythme, la diversité[1]. » C’est de ce lyrisme refréné que la phrase de Flaubert tire sa nourriture, c’est cette nature oratoire qu’elle exploite et discipline, et fait passer pour l’amplificateur du « gueuloir ».

Il y a un type de période propre à Flaubert, et sur lequel il retombe immanquablement dès qu’il s’applique davantage, dès que son sujet lui paraît exiger plus particulièrement un carmen vinctum. C’est la période ternaire, dont les trois membres sont souvent rangés dans un ordre de grandeur, soit croissante, soit décroissante.

Flaubert la tient peut-être de Chateaubriand, bien qu’elle soit tout exceptionnelle chez celui-ci. « Remplie d’une frayeur

  1. Correspondance, t. III, p. 282.