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s’était créé. « J’aime par-dessus tout la phrase nerveuse, substantielle, claire, au muscle saillant, à la peau bistrée ; j’aime les phrases mâles et non les phrases femelles[1]. » Flaubert écrit en parlant de Graziella qu’il vient de lire : « Jamais de ces vieilles phrases à muscles savants, cambrées et dont le talon sonne. J’en conçois pourtant un, moi, un style, un style qui serait beau, que quelqu’un fera à quelque jour, dans dix ans ou dans dix siècles, et qui serait rythmé comme le vers, précis comme le langage des sciences, et avec des ondulations, des renflements de violoncelle, des aigrettes de feu. Un style qui nous entrerait dans l’idée comme un coup de stylet et où notre pensée enfin voyagerait sur des surfaces lisses comme lorsqu’on file sur un canot avec un bon vent arrière. La prose est née d’hier, voilà ce qu’il faut se dire[2]. » Images qui prennent la suite de la définition classique du style : l’ordre et le mouvement qu’on met dans ses pensées, mais qui réalisent le mouvement même de cette définition, qui la lancent en marche comme Dédale fit des statues immobiles.

Le style de Flaubert n’est pas un don gratuit et foudroyant, mais le produit d’une discipline à laquelle il arrive un peu tard. Ce qui ne l’empêche pas, d’autre part, de nous apparaître comme un écrivain précoce. Le style des œuvres qu’il écrit entre quinze et vingt ans manque évidemment, comme il est inévitable, de discipline et de correction, mais présente à un haut degré ce caractère : le mouvement. Mouvement oratoire un peu facile (ou plutôt facile pour cet âge) qui paraît communiqué par Musset et Quinet. Et surtout, d’une œuvre à l’autre, mouvement étonnant de progrès. Le caractère de ce style, à cette époque, c’est l’abondance, et Flaubert a parfois, déjà, le remords magnifique et fécond de cette abondance qui triomphe dans Novembre et dans la première Éducation, s’épanouit dans le torrent juvénile et lyrique de la première Tentation. La première œuvre de Flaubert qui ait été écrite de façon vraiment laborieuse, ce sont les chapitres qu’il rédigea du voyage en Bretagne qu’il fit avec Du Camp. Ces notes de voyage à mettre au net sont conçues par lui comme un exercice de style. Et nous y voyons déjà à l’œuvre ses puissances d’effort

  1. Correspondance, t. I, p. 141.
  2. Correspondance, t. II, p. 399.