Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/223

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« stylisme » ressemble parfois à celui des solitaires d’Égypte sur leur colonne. Mais parmi ceux qui crient le plus fort contre lui, on remarque beaucoup d’écourtés. Un bon spécimen en est précisément Maxime Du Camp, qui attribue tout simplement le purisme et les scrupules de style de Flaubert à sa maladie nerveuse. Ainsi, il ne manque pas de médecins matérialistes pour décrire comme des maladies mentales toutes les formes de la vie religieuse.

« Il n’imaginait pas des styles comme une série de moules particuliers dont chacun porte la marque d’un écrivain et dans lequel on coule toutes ses idées ; mais il croyait au style, c’est-à-dire à une manière unique, absolue, d’exprimer une chose dans toute sa couleur et son intensité. » Ces lignes de Maupassant semblent bien un écho de Flaubert. En matière de style, il ne croit pas à des dieux, mais à un dieu. Il est ici dans la tradition classique française. Il n’existe pour chaque idée, pour chaque vision, qu’une façon parfaitement juste de l’exprimer et il faut chercher jusqu’à ce qu’on l’ait trouvée. Alors cette idée et cette vision deviennent quelque chose de définitif et d’éternel, comme l’âme individuelle en union avec Dieu. « La correction (je l’entends dans le plus haut sens du mot) fait à la pensée ce que l’eau du Styx faisait au corps d’Achille : elle la rend invulnérable et indestructible[1]. » Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement. Mais inversement, on reconnaît la clarté et la justesse de la conception à la clarté, à la lumière, à la solidité et à la beauté des mots qui l’énoncent. L’équilibre et la force du corps expriment l’équilibre et la force visibles de l’âme. « Dans la précision des assemblages, la rareté des éléments, le poli de la surface, l’harmonie de l’ensemble, n’y a-t-il pas une vertu intrinsèque, une sorte de force divine, quelque chose d’éternel comme un principe ? (Je parle en platonicien.) Ainsi, pourquoi y a-t-il un rapport nécessaire entre le mot juste et le mot musical[2] ? »

Non seulement le style c’est l’homme, mais le style c’est un homme, une réalité physique et vivante. Les lignes et la marche d’une phrase rendent pour un artiste les lignes et la marche de son corps idéal, du corps qu’il se serait donné s’il

  1. Correspondance, t. III, p. 99.
  2. Correspondance, t. IV, p.253.