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c’est beau, et la Saint-Barthélemy aussi, et les Dragonnades, et l’Édit de Nantes, c’est beau aussi ! » L’éloquence du Garçon éclatait surtout dans une parodie des Causes célèbres qui avait lieu dans le grand billard du père Flaubert, à l’Hôtel-Dieu. On y prononçait les plus cocasses défenses d’accusés, des oraisons funèbres de personnes vivantes, des plaisanteries grasses qui duraient trois heures[1]. » Sur ce théâtre, l’incarnation finale du Garçon consistait à tenir un hôtel de la Farce où il y avait une fête de la Vidange, sorte d’apothéose finale où se donnait cours la verve scatologique de Flaubert.

« Homais, dit Jules de Goncourt, me semble la figure réduite, pour les besoins du roman, du Garçon. » Ce n’est pas tout à fait cela. Homais est, si l’on veut, un morceau du Garçon, mais le contraire d’Homais, et Bournisien, et Charles Bovary et l’auteur surtout de Madame Bovary et de l’Éducation, quand on voit remuer ses doigts dans les manches de ses personnages, sont d’autres morceaux du Garçon. On a beau ranger Flaubert parmi les écrivains impersonnels, il a beau s’être voulu lui-même un écrivain impersonnel, il a manqué de cette sorte d’impersonnalité au second degré, de cette impersonnalité lyrique, qui reproduit l’impersonnalité de la nature, de cette spontanéité rebelle au découpage, aux contours, de cet appétit de la vie pour les contraires logiques, qui éclatent dans un Aristophane ou un Rabelais. L’un et l’autre sont demeurés à son horizon comme ses dieux, mais ce qu’il y a en lui d’aristophanesque et de rabelaisien n’en est pas moins un déchet dont l’artiste se débarrasse. Le Garçon est lié chez Flaubert à un bouillonnement de jeunesse, à un romantisme lyrique que les exigences de son art l’obligeront plus tard à resserrer, à refouler, à détruire, quitte à nous en laisser, par ce refoulement même et cette destruction, l’image en creux dans Bouvard et Pécuchet. Pour peindre l’abrutissement que lui apportent ses études de droit, il dit : « Il m’arrive de passer une journée sans avoir pensé au Garçon, sans avoir gueulé tout seul dans ma chambre pour me divertir, comme ça m’arrive tous les jours dans mon état normal[2]. » Quand son cabinet de Croisset sera l’étude littéraire de maître Flaubert, – mon Dieu, oui ! – la formidable baudruche du Garçon, dégonflée, ne

  1. Journal des Goncourt, t. I, p. 321.
  2. Correspondance, t. I, p.114.