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pouvait dire tout l’embêtement que pendant douze ans deux hommes ont fait bouillonner à son foyer, je crois que l’établissement s’en écroulerait sur les bourgeois qui l’emplissent », écrit-il de Damas à Bouilhet. En Orient, c’était avec Du Camp. Toute la meilleure partie de sa vie, ce fut avec Bouilhet. Il semble qu’il ait eu besoin de garder cette racine de dualité dans sa parodie sinistre.

D’autant plus que ce besoin d’être deux est une infirmité. Pour vivre seul, disait Aristote, il faut être une brute ou un Dieu. Ce qui fait l’humanité moyenne, ce qui constitue le « bourgeois » au sens pur, c’est de s’agréger à autrui, de vivre numériquement, je ne dis pas nombreusement. Qui dit existence individuelle dit originalité, et il était nécessaire de soutirer rigoureusement de Bouvard et Pécuchet toute originalité. Au degré inférieur d’humanité où ils sont placés, on ne peut supporter la solitude, on existe et on acquiert sa troisième dimension par son reflet en autrui ; le contraire de M. Teste, qui serait à Bouvard et Pécuchet ce qu’est l’Hérodiade de Mallarmé à Salammbô.

L’un et l’autre ne commencent à exister qu’à la suite de leur rencontre, de leur découverte réciproque. À partir du moment où ils forment un couple, chacun se sent promu à une vie supérieure, trouve dans l’autre la justification et la raison de ses vagues pressentiments et de ses informes aspirations. Ils découvrent ainsi le monde extérieur. « Ayant plus d’idées, ils eurent plus de souffrances. Quand une malle-poste les croisait dans les rues, ils sentaient le besoin de partir avec elle. Le quai aux Fleurs les faisait soupirer pour la campagne. »

Et puisque Bouvard et Pécuchet va de tout son être profond vers la parodie et le « grotesque triste », il faut que ce couple ridicule de vieux débutants parodie d’une certaine façon le couple humain, le couple normal, celui de l’homme et de la femme. Il y a là une valeur mâle et une valeur féminine ou plutôt femelle. Bouvard est l’homme solide, l’homme à femmes, le roquentin, Pécuchet représente l’élément féminin non positivement, mais négativement, dans la mesure où il n’est pas un homme. Il a gardé son innocence jusqu’à cinquante-trois ans, la perd avec une jeune servante et ne fait qu’un saut de l’amour à la pharmacie : un de ces coups de pied par lesquels la rancunière déesse se venge volontiers des Hippolytes quinqua-