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n’avons que le plan, ils se remettaient à copier. Et copier, pour eux, c’était écrire Bouvard et Pécuchet. Ce qu’ils copiaient, c’était un répertoire de toute la bêtise humaine, qui comportait peut-être le dictionnaire des idées reçues et plus sûrement ce sottisier des livres, que Flaubert tenait à jour au fur et à mesure de ses lectures, et que Maupassant a publié le premier. Ils se délectaient, en artistes, à cette bêtise. Plusieurs des bévues recueillies par Flaubert dans son sottisier ne sont ridicules que parce qu’elles sont isolées de leur contexte. Et l’œuvre n’eût vraiment été achevée que si Flaubert eût poussé l’héroïsme jusqu’à la couronner, pour flèche suprême, de quelques fleurs d’anthologie sottisière prises dans ses propres récits. Pourquoi pas ? Le cercle eût été élégamment fermé, et le vieux serpent eût fort bien dessiné le zéro final de tout en se mordant la queue.


Mais pourquoi le serpent de la bêtise a-t-il deux têtes ? Pourquoi Bouvard et Pécuchet sont-ils deux, alors que saint Antoine était un ? Faguet se le demande. « Ils se doublent, dit-il, et comme se recouvrent les uns les autres, et il est agaçant de les savoir deux et de ne pas les voir deux… On aimerait mieux un seul personnage principal passant successivement par divers mondes, conversant successivement avec différents personnages secondaires », comme Faust. « Aussi bien Bouvard et Pécuchet est l’histoire d’un Faust qui serait un idiot. Il n’était pas du tout nécessaire qu’il y en eût deux[1]. »

C’était au contraire très nécessaire, et ce dualisme paraît l’âme même du roman. Faguet croit y voir un ressouvenir de Candide et de Pangloss (ce serait plutôt de Martin). Mais notons que dans l’article du journaliste Maurice qui forme le premier embryon de Bouvard, les deux copistes figuraient déjà. Je verrais peut-être plutôt dans l’hexasyllabe de leur double nom et de la conjonction un ressouvenir de Dupuis et Cotonet, qui sont déjà une ébauche de Bouvard et Pécuchet, et ont été présents de façon plus ou moins précise à la pensée de Flaubert. Souvenons-nous aussi que Flaubert, à ses époques de fermentation et d’enthousiasme, avait, lui aussi, été deux. D’abord avec Le Poittevin. « Si la chambre de l’Hôtel-Dieu

  1. Flaubert, p. 131.