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pas se faire la barbe sans rire de pitié), tous ceux que lui apportait son flair du grotesque triste. Bouvard et Pécuchet retirés à la campagne, libres de soucis matériels, pouvaient réaliser dans toute son immensité la nature du bourgeois, c’est-à-dire de l’homme, puisque tout ce qu’on fait s’incorpore à la nature bourgeoise, tout ce qu’on dit tombe de son poids naturel et à une place fixée dans le Dictionnaire des idées reçues. « Et ils mangeraient les poules de leur basse-cour, les légumes de leur jardin, et dîneraient en gardant leurs sabots. Nous ferons tout ce qu’il nous plaira ! Nous laisserons pousser notre barbe. »

Quand Bouvard et Pécuchet vivent pour eux seuls, ils sont représentés par Flaubert sous leur aspect d’imbéciles, mais lorsqu’ils sont en contact avec des gens encore plus bêtes, ils deviennent les représentants de l’intelligence critique. Ils reçoivent de l’avancement à la façon du comédien qui, après avoir fait les pattes de derrière de l’âne, fera les pattes de devant. En matière politique, nous avons vu qu’ils ont généralement les opinions de Flaubert. Bouvard parle comme lui : « Je crois plutôt à la sottise du peuple. Pense à tous ceux qui achètent la revalescière, la pommade Dupuytren, l’eau des châtelaines, etc. Ces nigauds forment la masse électorale, et nous subissons leur volonté. Pourquoi ne peut-on se faire, avec des lapins, trois mille livres de rente ? C’est qu’une agglomération trop nombreuse est une cause de mort. De même, par le fait seul de la foule, les formes de bêtise qu’elle contient se développent, et il en résulte des effets incalculables. » Pas plus que Frédéric Moreau, Bouvard et Pécuchet ne se laissent entraîner par les courants politiques. Après le Deux Décembre, ils arrivent à cette conclusion : « Hein ! le progrès, quelle blague ! Et la politique, une belle saleté ! » Ils ne marquent de l’enthousiasme qu’au grand moment de 1848, quand ils offrent à la commune un arbre de la liberté.

Mais, naturellement, la plantation de l’arbre est une cérémonie grotesque. Elle fait une réplique de la peinture des clubs dans l’Éducation, de même que le dîner et les conversations des bourgeois chez M. de Faverges reproduisent, dans le monde provincial, ceux des Dambreuse. Dans le tableau de l’instruction des gardes nationaux, Flaubert a certainement utilisé ses souvenirs de 1870 ; lieutenant de la garde nationale à Croisset, on sait qu’il donna sa démission parce qu’on ne