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siasme pour cette parole de Boileau : « Les bêtises que j’entends dire à l’Académie hâtent ma fin. » Un homme dont la mort a été avancée par la bêtise humaine et, qui plus est, par celle d’une compagnie que Flaubert ne porte pas dans son cœur, ne saurait être considéré que comme un brave tombé au champ d’honneur.

Le champ de choux où Bouvard et Pécuchet trament leurs expériences agricoles et autres est un de ces champs d’honneur. Ils deviennent les porte-sentiment et les porte-parole de Flaubert comme l’avaient été Emma Bovary et Frédéric Moreau. Il n’y a que les romanciers « impersonnels » pour se multiplier ainsi en tous leurs personnages ! Dans le chapitre VI, consacré à la politique, qui est le plus vivant du livre, ils en arrivent l’un et l’autre à professer les opinions de Flaubert, à les exprimer en les mêmes termes que ceux de la Correspondance, et après des expériences qui ne sont en somme pas très différentes des siennes. « Puisque les bourgeois sont féroces, dit Pécuchet, les ouvriers jaloux, les prêtres serviles, et que le peuple enfin accepte tous les tyrans, pourvu qu’on lui laisse le museau dans sa gamelle, Napoléon a bien fait ! qu’il le bâillonne, le foule et l’extermine ! Ce ne sera jamais trop pour sa haine du droit, sa lâcheté, son ineptie et son aveuglement. » Et Bouvard conclut comme Flaubert, Bouilhet ou les Goncourt quand une de leurs pièces tombait : « Tout me dégoûte ! Vendons plutôt notre baraque, et allons au tonnerre de Dieu chez les sauvages ! »

De sorte que Bouvard est une seconde mouture de l’Éducation, l’Éducation abaissée d’un étage vers le plat, le vulgaire et le ridicule. Même le plan et le sujet de cette Éducation intellectuelle rappellent ceux de l’Éducation sentimentale. Bouvard et Pécuchet répondent à Frédéric et à Deslauriers. L’un et l’autre livres pourraient s’appeler le « roman d’un héritage ». Un héritage inattendu élève Frédéric, comme les deux copistes, au-dessus de leur condition, leur ouvre le monde avec la clef d’argent, l’argent faisant fonction, comme compère de revue, de ce qu’est le diable dans la Tentation. Pour Frédéric, provincial, le monde que lui permet cet héritage, c’est Paris. Pour Bouvard et Pécuchet, Parisiens, c’est la vie indépendante à la campagne. Flaubert, qui a mené l’une et l’autre, s’est ridiculisé lui-même dans l’exercice de l’une et de l’autre, a joint à ces ridicules que lui fournissait son miroir (il ne pouvait