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ceci. La vie de Flaubert, comme celle de presque tout le monde, avait été faite en grande partie de déceptions et d’échecs. Mais ces échecs n’en sont plus pour l’homme de lettres qui sait les utiliser, les objectiver, les récupérer comme la mitrailleuse récupère ses gaz, les porter à l’être en en faisant de l’art. Madame Bovary et l’Éducation étaient déjà des romans de l’échec, et Flaubert, en écrivant Bouvard, ne fait que creuser le sillon marqué par Emma et par Frédéric, donner pour suite à l’Éducation sentimentale une Éducation intellectuelle. Il sera même obligé dans Bouvard de reprendre en mineur les thèmes de ses premiers romans. Le curé de Madame Bovary y reparaît, et le tableau de la révolution de 1848 en province y fait pendant au tableau de la révolution à Paris. De l’une à l’autre des trois œuvres, Flaubert s’est avancé sur une même voie, vers le parti le plus franc et le plus absolu. Il a fait Bouvard et Pécuchet comme il a fait Emma et Frédéric, avec ses propres échecs, non des échecs accidentels et de malchance comme ceux d’Emma, mais des échecs qui proviennent d’une nature pleinement et profondément disposée à l’échec. Si Bouvard et Pécuchet étudient à contretemps, c’est que telle était à peu près la manière d’étudier de Flaubert. Au moment de passer son baccalauréat, il est effrayé de ne pas savoir encore lire le grec. Mais en 1846 lorsqu’il approche de la trentaine, il écrit : « Je ris de pitié sur la vanité de la volonté humaine quand je songe que voilà six ans que je veux me remettre au grec et que les circonstances sont telles que je ne suis pas encore arrivé aux verbes. » Il passa des mois à lire la plume à la main et à analyser scène par scène le théâtre de Voltaire. Et comme Flaubert, heureusement, avait une nature d’artiste et non de critique ou d’érudit, ces besognes, absurdes pour lui, auxquelles il se condamnait, le dégoûtaient comme autrefois l’étude du droit. Il dit de Bouvard et de Pécuchet : « Ils conclurent que la physiologie est (suivant un vieux mot) le roman de la médecine. N’ayant pu la comprendre, ils n’y croyaient pas. » Et c’est bien souvent son cas.

C’est plus souvent encore le cas de l’espèce humaine, où l’on conclut volontiers des limites et des lacunes de son propre cerveau à l’absurdité ou à la « faillite » de la science. Le personnage de la Science dans la première Tentation était une ébauche de Bouvard et de Pécuchet. Il formerait fort bien le pont entre