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l’absence de raccord logique fait précisément le mouvement, la vie, la fécondité (voyez dans l’Art de Rodin les pages sur le Ney de Rude). D’une part, la mise à nu de la bêtise chez deux damnés de l’intelligence. D’autre part, une autobiographie ou une autoscopie de Flaubert lui-même. À mesure que son roman s’avançait, il exprimait dans Bouvard et Pécuchet davantage de lui, il prêtait sa pensée, son intelligence, sa critique, il se mettait dans leur peau, s’y précipitait comme on se jette à l’eau. Ils étaient lui, comme Folantin et Durtal sont Huysmans.

Flaubert ne pouvait écrire Bouvard et Pécuchet sans se faire lui-même vieillard abécédaire. Ce qu’il raillait, il avait commencé par l’adorer. Il avait dit un jour : « La veille de sa mort, Socrate priait, dans sa prison, je ne sais plus quel musicien de lui enseigner un air sur la lyre. « À quoi bon, dit l’autre, puisque tu vas mourir ? – À le savoir avant de mourir », répondit Socrate. Voilà une des choses les plus hautes en morale que je connaisse, et j’aimerais mieux l’avoir dite que pris Sébastopol[1]. » Ce qu’il trouvait si haut, il le trouva ensuite grotesque, mais il le pratiqua et combien ! et comment ! – pour en sentir et en faire sentir le grotesque ! « Il me faut apprendre un tas de choses que j’ignore. Dans un mois j’espère en avoir fini avec l’agriculture et le jardinage, et je ne serai qu’aux deux tiers de mon premier chapitre. » Et il les apprend comme on peut apprendre passé cinquante ans. Notons d’ailleurs qu’il a donné à Bouvard et à Pécuchet, lorsqu’ils se retirent à la campagne pour étudier, exactement l’âge qu’il a lui-même quand il commence à rédiger leur histoire, cinquante-trois ans. Leur métier de copistes n’est pas si différent du sien, il est le sien lorsque la littérature l’écœure et qu’il a dans la bouche le goût d’encre jusqu’à en vomir. « Je n’attends plus rien de la vie qu’une suite de feuilles de papier à barbouiller de noir. »I Il étudie la chimie pour la faire étudier à ses deux bonshommes, et il avoue qu’il n’y comprend rien. Et il éclate en cet aveu : « Bouvard et Pécuchet m’emplissent à un tel point que je suis devenu eux. Leur bêtise est mienne, et j’en crève[2]. »

Leur bêtise était sienne parce qu’il s’était passé à peu près

  1. Correspondance, t. IV, p. 349.
  2. Correspondance, t. VII, p. 237.