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et de la nature. En quoi le ridicule qu’il y a à apprendre hors de saison porte-t-il contre l’instruction ? En quoi le ridicule amoureux d’un vieux roquentin comme Bouvard, d’un coquebin qui perd son innocence à cinquante ans, comme Pécuchet, portent-ils contre l’amour ? Quand Bouvard et Pécuchet se mettent à élever les deux enfants d’un forçat, occasion pour Flaubert de faire défiler toutes les sottises qu’il a ramassées sur l’éducation, qu’est-ce que cela prouve contre les parents qui font eux-mêmes leurs enfants, et contre l’éducation que donnent ceux dont c’est le métier de la donner ?

Et pourtant Bouvard et Pécuchet nous paraît, quand nous connaissons la vie et le tempérament de Flaubert, un livre nécessaire. Il fallait que Flaubert l’écrivît. C’est avec une grande vérité qu’il dit : « Je me demande souvent pourquoi passer tant d’années là-dessus, et si je n’aurais pas mieux fait d’écrire autre chose. Mais je me réponds que je n’étais pas libre de choisir, ce qui est vrai. » Aucun livre ne tient plus au fond de son être. Je le rattachais tout à l’heure aux Idées reçues et au Garçon. En réalité, il remonte encore plus loin, au temps où Flaubert et sa petite sœur allaient regarder par la vitre les cadavres dans l’amphithéâtre de l’Hôtel-Dieu, où Flaubert ne pouvait, disait-il, voir un vivant sans penser à son cadavre. Bouvard et Pécuchet, c’est un tableau des réalités, des connaissances, des volontés humaines vues du point de vue du cadavre, vues au moment où elles vont se tourner en cadavres. Et ce qu’il y a de plus proche du cadavre physique et moral c’est la vieillesse de deux imbéciles. Mais la vieillesse, Flaubert a pu, malheureusement, l’observer moins chez les autres que chez lui-même. Et depuis longtemps. Comme il l’a dit sous bien des formes, il est né vieux. Il porte la vieillesse en lui. Il n’en est pas évidemment de même de la bêtise, mais tout son organisme intellectuel et moral est fait pour la flairer, l’absorber, s’en nourrir et s’en réjouir avec une bonne conscience sarcastique, – avec le rire du Garçon. Le sujet de Bouvard était la tentation à laquelle devait le plus facilement céder ce saint Antoine littéraire.

Car, à mesure que son idée s’élaborait et que son livre se faisait, son sujet se dédoublait et son œuvre devenait deux, comme ses personnages eux-mêmes qui sont la bêtise à l’état de dualité. Deux sujets qui se raccordent mal, mais dont