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Ces ronds dans le puits font sans doute une bonne partie du Journal des Goncourt encore inédit. Et Maxime Du Camp trouvant, lui aussi, que son temps ne l’appréciait pas à son mérite, a confié aux mêmes armoires secrètes de la Bibliothèque nationale, comme le barbier de Midas aux roseaux, les Mœurs de mon temps, d’un temps aux oreilles d’âne. Voilà une génération qui paraît en avoir eu fort gros sur le cœur. « Ô France ! s’écrie Flaubert, bien que ce soit notre pays, c’est un triste pays, avouons-le. Je me sens submergé par le flot de bêtise qui le couvre, par l’inondation de crétinisme sous lequel il disparaît. Et j’éprouve la terreur qu’avaient les contemporains de Noé, quand ils voyaient la mer monter toujours[1]. » Devant ce déluge, Flaubert, comme le père du vin, songe à fabriquer une arche, une arche qui, au contraire de celle de Noé, soit le conservatoire non de la vie soustraite au flot qui monte, mais des formes grotesques, absurdes et mortes qui collaborent avec ce flot pour amener le règne du nihilisme intégral.

Et il faut que ce soit, conformément à l’esthétique de Flaubert, une œuvre impersonnelle. Il ne s’agira pas de déclamer contre la bêtise, mais de se soumettre à elle pour l’inventorier et la cataloguer, de se faire petit enfant à son école comme Bacon voulait que le savant se fît petit enfant à l’école de la nature. Les italiques de Madame Bovary présentaient déjà des morceaux de ce catalogue. Certaines pages le condensaient même de façon moins fragmentaire. Dans le passage où Homais, après le départ de Léon, parle de la vie à Paris, Flaubert se flatte d’avoir « réuni toutes les bêtises que l’on dit en province sur Paris, la vie d’étudiant, les actrices, les filous qui nous abordent dans les jardins publics, et la cuisine de restaurant toujours plus malsaine que la cuisine bourgeoise[2] ». Et le Dictionnaire des idées reçues démontrera que « les majorités ont toujours raison, les minorités toujours tort. J’immolerai les grands hommes à tous les imbéciles, les martyrs à tous les bourreaux ».

Pour trouver en soi l’étoffe nécessaire à une œuvre pareille, il faut avoir, avec le sens et l’horreur de la bêtise, un certain goût de la bêtise, conçue, non comme une simple négation de la raison et de l’art, mais comme une réalité substantielle

  1. Correspondance, t. VII, p. 153.
  2. Correspondance, t. III, p. 238.